Auguste François

 

Où je recolle le ménage d’Ivry - Paris, 1893.

En 1893, Auguste François, l’auteur du texte ci-dessous, était secrétaire particulier du ministre des Affaires étrangères, Jules Develle.

Où je recolle le ménage d'Ivry

Ministère des Affaires étrangères, Paris 1893

 

Le Ministre me remet une carte, "Baronne d'Ivry", en me chargeant de recevoir cette dame qui lui est recommandée mais qu'il ne peut absolument recevoir. Que je voie moi-même ce dont il s'agit et lui donne satisfaction s'il y a lieu.

L'huissier introduit dans mon cabinet une petite femme fort jolie, trentaine d'années, de tenue irréprochable, toute vêtue d'un noir élégant qui n'est pas du deuil.

C'est le ministre, M. Develle, exclusivement qu'elle veut entretenir, me dit-elle. Je lui explique que l'Europe est dans un état de déséquilibre qui absorbe le chef de notre politique étrangère et qu'il ne peut s'en distraire une minute.

Elle insiste pour que je plaide sa cause. Je ne peux qu'offrir mes propres services ou transmettre la requête qu'on voudra bien me communiquer. Elle ne veut se confier qu'au Ministre et se retire sans me livrer son secret.

 

Quarante-huit heures plus tard, on me passe directement la carte de la Baronne d'Ivry. Elle pénètre dans mon cabinet accompagnée d'un monsieur déjà âgé, à qui son teint olivâtre pouvait servir de passeport portugais, moustache et cheveux havane grisonnants et redingote havane assortie, infiniment correct. La baronne me présente son père.

Nouvelle insistance pour être reçue par le Ministre ; mais, l'état de l'Europe ne s'étant pas amélioré, j'obéis encore à ma consigne de cerbère. Devant ce refus, elle interroge des yeux son hidalgo de père silencieux qui acquiesce d'un battement de paupières. Il s'agit d'un cas de famille délicat qu'elle aurait tenu à ne déballer que devant le ministre, m'avoue-t-elle.

Je l'assure que mon cabinet est un tombeau des secrets et que j'ai mission de me mettre à son service.

L'hidalgo fait un geste approbateur. Alors la jolie baronne me fait la confidence que le baron, qui est d'une nature faible, s'est laissé séduire par une vulgaire chanteuse de café concert et qu'il a déjà depuis quelque temps quitté le domicile conjugal pour des tournées de province.

Ici mon attitude affirme combien je condamne une telle conduite et déplore le mauvais goût de ce mari.

Elle continue. Après les tréteaux de France, la diva a entraîné le baron à l'étranger, au-delà de l'océan, car on l'a signalée en Amérique.

C'est à sa recherche, et par conséquent à celle du baron, qu'on voudrait intéresser le département.

Après avoir sollicité quelques précisions, j'offre à ma charmante visiteuse de transmettre sa requête, très confidentiellement, à certains de nos agents à qui j'en écrirai personnellement.

Mais il paraît que la chose presse ; on soupçonne qu'en Amérique le baron qui a épuisé ses ressources pourrait bien être abandonné dans une situation fâcheuse, dont sa honte l'empêchera de se tirer par un retour à la fidélité conjugale.

Je propose alors le télégraphe officiel avec son chiffre discret, si l'on veut accepter des frais de câble qu'en conscience je ne pourrais mettre au compte de la politique internationale.

Le gentilhomme portugais opine favorablement d'une inclinaison de tête. Nous rédigeons alors pour certains consuls des Etats-Unis des instructions que je transcris en chiffres, et pour une réponse directe à moi-même.

 

    

Collègues d’Auguste François devant le ministère

Très rapidement me parvint un avis que le baron d'Ivry est en effet livré à lui-même et à ses seuls moyens qui sont maigres, quelque part dans l'Ohio.

 

La baronne avisée, accourt aussitôt, toujours accompagnée de son père noble, toujours silencieux. Elle va se précipiter de l'autre côté de l'océan, sûre, si elle peut surprendre son infidèle, de le ramener à elle. Sur quoi je lui marque ma propre persuasion d'une facile réussite.

Mais voilà que, pour mieux surprendre la pie au nid, elle réclame de moi de nouvelles instructions à notre agent pour que, avec le concours des autorités américaines, le baron soit tenu en observation et au besoin retenu arbitrairement sur place jusqu'à son arrivée.

J'ai le regret de ne pouvoir entrer dans ce complot contre la liberté d'un de nos nationaux et je dois me borner à la recommander à notre représentant. Sur ce, elle s'envola littéralement de mon cabinet. L'hidalgo muet me serra la main, accompagné d'un plongeon, et je me désintéressai de la Baronne et du Baron d'Ivry.

 

Moins de trois semaines ensuite, mon huissier me passe deux cartes : Baron et Baronne d'Ivry. La baronne franchit mon seuil la première, vive, pimpante, en toilette plus claire, suivie lentement d'un grand gaillard à mine pitoyable, d'un grand benêt gêné, tandis que sa femme se précipite vers moi, main tendue, l'autre m'indiquant son époux. "Monsieur, voilà votre œuvre, et je voulais vous en remercier et qu'il vous en remerciât avec moi. En vous quittant j'ai sauté dans un paquebot, grâce à votre ami j'ai retrouvé Monsieur d'Ivry que ma venue a surpris et que j'ai ramené aussitôt, et voilà." - "J'en étais bien certain, Madame", prononçai-je, sans oser pousser plus loin mes félicitations d'une aussi prompte victoire, tandis que le pauvre baron considérait le bout de ses bottines neuves. Nouvelle poignée de mains avec sourire de triomphe de la baronne que je ne jugeai pas à propos de faire asseoir, par pitié pour son pitoyable compagnon.

Auguste François

 

       

Deux couples parisiens en promenade

 


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Dernière mise à jour : 5 février 2010