Où je recolle
le ménage d’Ivry - Paris, 1893.
Ministère des Affaires étrangères, Paris 1893
Le Ministre me remet une
carte, "Baronne d'Ivry", en me chargeant de recevoir cette dame qui
lui est recommandée mais qu'il ne peut absolument recevoir. Que je voie
moi-même ce dont il s'agit et lui donne satisfaction s'il y a lieu.
L'huissier introduit dans mon
cabinet une petite femme fort jolie, trentaine d'années, de tenue
irréprochable, toute vêtue d'un noir élégant qui n'est pas du deuil.
C'est le ministre, M. Develle,
exclusivement qu'elle veut entretenir, me dit-elle. Je lui explique que
l'Europe est dans un état de déséquilibre qui absorbe le chef de notre
politique étrangère et qu'il ne peut s'en distraire une minute.
Elle insiste pour que je
plaide sa cause. Je ne peux qu'offrir mes propres services ou transmettre la
requête qu'on voudra bien me communiquer. Elle ne veut se confier qu'au
Ministre et se retire sans me livrer son secret.
Quarante-huit heures plus
tard, on me passe directement la carte de la Baronne d'Ivry. Elle pénètre dans
mon cabinet accompagnée d'un monsieur déjà âgé, à qui son teint olivâtre
pouvait servir de passeport portugais, moustache et cheveux havane grisonnants
et redingote havane assortie, infiniment correct. La baronne me présente son
père.
Nouvelle insistance pour être
reçue par le Ministre ; mais, l'état de l'Europe ne s'étant pas amélioré,
j'obéis encore à ma consigne de cerbère. Devant ce refus, elle interroge des
yeux son hidalgo de père silencieux qui acquiesce d'un battement de paupières.
Il s'agit d'un cas de famille délicat qu'elle aurait tenu à ne déballer que
devant le ministre, m'avoue-t-elle.
Je l'assure que mon cabinet
est un tombeau des secrets et que j'ai mission de me mettre à son service.
L'hidalgo fait un geste
approbateur. Alors la jolie baronne me fait la confidence que le baron, qui est
d'une nature faible, s'est laissé séduire par une vulgaire chanteuse de café
concert et qu'il a déjà depuis quelque temps quitté le domicile conjugal pour
des tournées de province.
Ici mon attitude affirme
combien je condamne une telle conduite et déplore le mauvais goût de ce mari.
Elle continue. Après les
tréteaux de France, la diva a entraîné le baron à l'étranger, au-delà de
l'océan, car on l'a signalée en Amérique.
C'est à sa recherche, et par
conséquent à celle du baron, qu'on voudrait intéresser le département.
Après avoir sollicité quelques
précisions, j'offre à ma charmante visiteuse de transmettre sa requête, très
confidentiellement, à certains de nos agents à qui j'en écrirai
personnellement.
Mais il paraît que la chose
presse ; on soupçonne qu'en Amérique le baron qui a épuisé ses ressources
pourrait bien être abandonné dans une situation fâcheuse, dont sa honte
l'empêchera de se tirer par un retour à la fidélité conjugale.
Je propose alors le télégraphe
officiel avec son chiffre discret, si l'on veut accepter des frais de câble
qu'en conscience je ne pourrais mettre au compte de la politique
internationale.
Le gentilhomme portugais opine
favorablement d'une inclinaison de tête. Nous rédigeons alors pour certains
consuls des Etats-Unis des instructions que je transcris en chiffres, et pour
une réponse directe à moi-même.
Collègues d’Auguste François devant le
ministère
Très rapidement me parvint un
avis que le baron d'Ivry est en effet livré à lui-même et à ses seuls moyens
qui sont maigres, quelque part dans l'Ohio.
La baronne avisée, accourt
aussitôt, toujours accompagnée de son père noble, toujours silencieux. Elle va
se précipiter de l'autre côté de l'océan, sûre, si elle peut surprendre son
infidèle, de le ramener à elle. Sur quoi je lui marque ma propre persuasion
d'une facile réussite.
Mais voilà que, pour mieux
surprendre la pie au nid, elle réclame de moi de nouvelles instructions à notre
agent pour que, avec le concours des autorités américaines, le baron soit tenu
en observation et au besoin retenu arbitrairement sur place jusqu'à son
arrivée.
J'ai le regret de ne pouvoir
entrer dans ce complot contre la liberté d'un de nos nationaux et je dois me
borner à la recommander à notre représentant. Sur ce, elle s'envola littéralement
de mon cabinet. L'hidalgo muet me serra la main, accompagné d'un plongeon, et
je me désintéressai de la Baronne et du Baron d'Ivry.
Moins de trois semaines
ensuite, mon huissier me passe deux cartes : Baron et Baronne d'Ivry. La
baronne franchit mon seuil la première, vive, pimpante, en toilette plus
claire, suivie lentement d'un grand gaillard à mine pitoyable, d'un grand benêt
gêné, tandis que sa femme se précipite vers moi, main tendue, l'autre
m'indiquant son époux. "Monsieur, voilà votre œuvre, et je voulais vous en
remercier et qu'il vous en remerciât avec moi. En vous quittant j'ai sauté dans
un paquebot, grâce à votre ami j'ai retrouvé Monsieur d'Ivry que ma venue a
surpris et que j'ai ramené aussitôt, et voilà." - "J'en étais bien
certain, Madame", prononçai-je, sans oser pousser plus loin mes
félicitations d'une aussi prompte victoire, tandis que le pauvre baron
considérait le bout de ses bottines neuves. Nouvelle poignée de mains avec
sourire de triomphe de la baronne que je ne jugeai pas à propos de faire
asseoir, par pitié pour son pitoyable compagnon.
Auguste François
Deux couples parisiens
en promenade