Auguste François

 

Chasses dans le Gran Chaco - Paraguay, 1894.

 

Chasses dans le Gran Chaco

Paraguay, 1894

 

Auguste François retour de chasse

 

Le succès de mes quelques sorties dans le Gran Chaco, à quelques pas de Asunción, me faisaient désirer vivement de m'enfoncer plus avant dans sa brousse et je projetais de pousser une pointe vers le Pilcomayo. Aussi, profitant de la première occasion de liberté, j'ordonnai au brave Carvin, mon fidèle matelot, d'armer le canot pour un déplacement de quelques jours.

Il embarqua un sac de gailletas qui sont des boules de pain séché, une bonbonne de vin et un baril d'eau, car une certaine expérience m'avait appris combien on peut souffrir du manque d'eau douce dans l'intérieur du Paraguay. En effet, m'étant précédemment lancé sur les ondes limpides du Rio Confuso, quelle ne fut pas ma stupéfaction, lorsqu'en puisant à même dans le courant, j'absorbai un véritable Hunyadi-Janos. Or, je savais que les eaux du Pilcomayo sont salées. Carvin se munit de tous ses filets et disposa à bord tout l'arsenal de mes fusils. Pour les vivres, c'était à ces engins de nous les procurer et d'ordinaire notre table était bien pourvue en poisson et gibier.

Mon but était de gagner en bateau une des nombreuses lagunes qui s'étendent souvent à des lieues dans l'intérieur du Gran Chaco, de la remonter aussi loin que possible et, de là, de rejoindre à pied la rive gauche du Pilcomayo, en traversant la forêt. J'avais pour me guider, mon chasseur Manoël, un Indien civilisé et même baptisé.

Je connaissais déjà l'embouchure de celle de ces lagunes qu'il me fallait choisir, la plus rapprochée du Pilcomayo. Dans ces eaux sans courant, très chaudes, les crocodiles pullulent et, sur les bords vaseux, vivent des myriades d'oiseaux d'eau, depuis les simples bécassines, les hérons, les aigrettes, jusqu'aux plus grands échassiers, tels que les tou-you-you, nom indien d'immenses marabouts perchés sur des jambes aussi hautes que les miennes. On y trouve aussi en abondance toutes les espèces de palmipèdes, sarcelles, canard royal, blanc et noir, de la taille d'une oie et la spatule rose, admirable de plumage entièrement carminé.

 

Manoël et deux tou-you-you

Nous quittions Asunción après le déjeuner et nous n'avions qu'à nous laisser glisser au fil de l'eau, pour être rendus, au soir, à l'entrée de la lagune. Nous y entrions, mais sans pousser au-delà, car la nuit se faisait et nous nous organisions pour dormir dans le canot ; ce n'était pas la peine d'établir un campement à terre, puisque nous déplacerions le mouillage le lendemain. Nous nous ancrions en pleine eau ; nous rabattions horizontalement la grande vergue de la voile latine qui, elle-même se disposait en tente et, sous cet abri, nous montions nos moustiquaires. L'installation était primitive ; un peu trop même. Outre que les bancs du canot manquaient de moelleux, on s'y allongeait mal, et il était impossible de fermer hermétiquement les moustiquaires autrement qu'en repliant leurs bords sous le corps, ce qui leur enlevait presque complètement leur efficacité, car les moustiques piquaient abominablement, au travers de l'étoffe, les parties charnues de nos personnes sur lesquelles elle était plaquée. Or, la nuit tombée, nous étions au milieu d'un épais nuage de moustiques, de barigouis et de tous les insectes piquants qui s'élevait des herbes et des vases de la lagune ; c'était une chanson assourdissante de toutes ces sales petites bêtes voltigeant autour de la proie que nous étions. Nous ne cessions de nous appliquer des claques, pour écraser les assaillants qui avaient pu découvrir une brèche. Il n'y avait plus moyen d'y tenir, nous étions littéralement dévorés. Manoël fit une espèce de torche qui dégagea une abondante fumée ; nous fûmes un peu moins mordus, mais à moitié asphyxiés. Ce fut une nuit délicieuse et nous attendions avec impatience le jour, pour reposer un peu. De temps en temps, on entendait, tout proche, le cri rauque, quelque chose comme un meuglement étranglé, d'un crocodile qui rôdait autour du canot ; à plusieurs reprises, il y eut des grattements contre le fond de la coque. "El jakaré", disait Manoël, le crocodile, qui inspectait ce tronc d'arbre nouveau pour lui.

Enfin, le petit jour nous apporta le repos. Manoël qui était plus insensible aux insectes avait assez bien dormi et dès le lever du soleil, il observait les rives. Quand je m'éveillai, il me fit signe de prendre sans bruit ma carabine et, du doigt, il m'indiquait par une fente de la toile, un grand crocodile allongé sur la vase, se chauffant aux premiers rayons ; il ressemblait à une poutre maculée de vase, déposée sur le bord de l'eau. Il n'était pas à plus d'une cinquantaine de mètres, faisant une cible superbe et mon express-rifle s'appuyait commodément sur le bordage, pour bien ajuster l’œil qu'il avait fermé, dans une attitude de complète sécurité. La balle s'y logea exactement ; la bête ne fit pas un mouvement, absolument comme si j'eusse touché un arbre, mais un filet de sang coula sur la vase. Tout aux alentours, ce fut les plongeons des autres crocodiles surpris par la détonation, tandis que des herbes, s'envolaient de grands hérons en poussant leur cri de fausset semblable à un couac de clarinette.

Nous pûmes tout à notre aise ramasser notre animal : c'était le premier caïman que je tuais aussi raide ; il n'y avait qu'à le dépecer sur place et c'est à quoi Carvin allait s'employer, tandis qu'avec Manoël je tenterais de rejoindre le Pilcomayo. Carvin monterait le bateau aussi haut qu'il pourrait dans la lagune et nous le retrouverions, au soir, comme nous le pourrions également.

Manoël se chargeait sur le dos un sac à bretelles contenant quelques provisions ; il portait en bandoulière mon express-rifle que je reprenais quand l'occasion se présentait de placer une balle ; il avait à la main un bon fusil à percussion centrale que je lui prêtais et, à sa ceinture, sa machette, sabre d'abattis, pour frayer le passage dans la brousse. Je lui emboîtais le pas armé d'un fusil de chasse à plombs, pour tirer le petit gibier intéressant qu'on rencontrerait. Je marchais chaussé de vastes bottes à chaudron mais très souples, montant jusqu'à l'entrejambes ; chaussure un peu lourde à laquelle il faut bien se résoudre pour traverser des mares et se protéger des piqûres d'une foule de plantes et de bêtes, voire de serpents. Manoël allait très tranquillement nu pieds, son cuir défiant toutes les épines. Un pantalon de toile, une chemise de coton et un vieux chapeau de feutre composaient tout son habillement.

Nous pénétrons presque aussitôt dans des bois enchevêtrés, épineux ; les arbres sont ligotés par des lianes d'où pendent des grappes de fleurs comme celles de la glycine, les unes mauves, les autres jaunes. nous passons par endroits dans de véritables champs de cannas sauvages ; nous rencontrons des esteros qui sont des étendues de terrain constamment couvert d'eau, mais peu marécageux et où croissent des buissons de cassia épineux couverts de leurs petites boules de fleurs jaunes très odorantes.

 

 

Nous devons contourner des lagunes qui communiquent avec l'un et l'autre fleuve, par d'infinis détours ; véritables canaux dont on n'aperçoit pas l'eau, couverte qu'elle est par une épaisse couche d'herbes flottantes et tellement compactes par places qu'il est possible, avec un peu de précaution, de traverser d'une rive à l'autre, sur ce pont mouvant, au-dessus de plusieurs mètres d'eau. L'expérience d'un Indien reconnaît ces passages à la composition des herbes. En certains endroits, ce sont des Vitoria Régina, nénuphars géants dont les feuilles, du diamètre d'une roue de voiture et qui supporteraient le poids d'un enfant, s'attachent au fond par de véritables câbles garnis d'une infinité d'aiguilles ; plus loin, ce sont des sortes d'immenses roseaux ou de hautes herbes ; ailleurs, c'est un feutrage de plantes fines entrelacées, ce sont celles qui offrent le plus de résistance. Manoël sait reconnaître les passages où l'on peut s'aventurer et qui portent souvent les traces des Indiens, ou qui sont fréquentés par de grands animaux. Mais, nous faisons aussi de longs détours. Pas de véritable gibier à tirer dans cette région, en dehors des innombrables bandes d'oiseaux multicolores que je délaisse à présent, vols de perruches vertes, criardes, sans cesse en mouvement, ou de perroquets à gorge jaune qui coassent en cisaillant à plein bec dans les bouquets d'oranges amères.

A plusieurs reprises, Manoël s'arrête le long d'une lagune, son œil de sauvage a aperçu celui d'un caïman au travers des herbes ; parfois je ne parviens pas à le distinguer, ou bien il est inutile de tirer un animal qui coulera infailliblement dans des fonds inaccessibles. Une fois, il me désigne une tête vraiment énorme, bien sortie de l'eau, tout le corps est même en entier étendu sur une épaisse couche d'herbes ; si je parvenais à le tuer sans qu'il se débattit, peut-être y aurait-il chance d'aller jusqu'à lui, de lui passer notre lasso et de le haler à terre. Je saisis mon express-rifle ; une partie du crâne saute sous le choc de ma balle expansible, mais, un battement de l'énorme queue suffit pour ouvrir un peu la couche d'herbes et toute la bête glisse au travers comme une anguille.

Nous parvenons à un terrain moins plat, plus ferme et nous avançons sous de grands arbres qui forment parfois de petites clairières. Manoël, toujours devant, marche avec une remarquable souplesse, sans bruit, sans faire craquer une branche ; de temps à autre, il assure sa direction en la vérifiant du haut des arbres auxquels il grimpe avec une aisance de singe. Son œil ne laisse rien passer, il voit jusque sous les feuilles et il lui arrive de faire des crochets qui me paraissent inexplicables ; comme je lui vois faire un détour qui évitait un terrain bien découvert pour prendre dans les épines, je fais une remarque ; il n'est pas loquace, il se contenta de s'arrêter, il coupa une badine flexible puis, s'approchant d'un gros arbre qu'il venait précisément d'éviter, il appliqua un coup cinglant de sa baguette sur le tronc à hauteur de figure et j'en vis tomber un serpent très mince et long, d'une couleur gris verdâtre s'harmonisant avec celle de l'écorce à laquelle il se tenait cramponné je ne sais comment. Ce petit reptile est d'une espèce fort dangereuse ; je ne demandai plus d'explication.

Enfin nous nous trouvons sur la crête d'un ravin à pic, encombré d'une brousse intense. "El Pilcomayo", prononça mon guide. En effet, au travers de la brousse, on voyait scintiller de l'eau. Nous longeâmes un certain temps cette crête, en amont et nous trouvâmes un découvert. Le Pilcomayo faisait là un coude brusque et le courant très rapide avait creusé de notre côté une sorte de petit golfe ; en même temps une lagune y aboutissait. La falaise descendait alors en pente accessible, jusqu'à une petite plage très unie. Le lieu était fort pittoresque et sauvage. Derrière moi, c'était la forêt vierge, pressée contre la rive ; en face, sur l'autre côté, au contraire, s'étendait un campo découvert, une mer de grandes herbes ; au-dessous, le Pilcomayo se brisait tumultueusement contre des rochers et repartait à angle aigu, laissant à ma droite le petit golfe et la lagune ; des arbres déracinés, entraînés par les crues, avaient été rejetés dans ce petit bassin tranquille et s'y trouvaient arrêtés par un grand tronc poussé presque horizontalement et dont la tête formait un petit kiosque de branchages, à moins de deux mètres au-dessus de l'eau.

Je marchais depuis plus de quatre heures et je trouvais qu'il faisait faim. L'endroit me parut propice pour me reposer en déjeunant ; j'avisai le petit kiosque qui était d'un accès facile ; je pris les provisions dans le sac que portait Manoël, quant à lui, il me déclara que ces bois étaient remplis de belles tourterelles à col rose, très louables au point de vue culinaire et que, si je n'y voyais pas d'inconvénient, il allait s'employer à en faire provision. Je le laissai aller.

 

Le canot d’A. François

En gagnant mon perchoir, je fus tenté de traverser la plage pour tâter au moins l'eau du Pilcomayo ; mes semelles rencontrèrent un sol élastique, mais résistant qui me donnait confiance ; mais, à mesure que j'avançais, je ne me décollais qu'avec une extrême difficulté ; je marchais sur une matière semblable à du mastic, pour la couleur et la cohésion. Ce devait être un composé d'argile, de sel et de magnésie ; cela ne faisait pas une boue à proprement parler mais une pâte des plus prenantes ; si j'y étais entré seulement jusqu'aux chevilles, je ne m'en serais pas tiré ; les efforts que je faisais pour lever une jambe enfonçaient l'autre plus profondément. Je m'estimai heureux de n'y pas laisser au moins mes bottes et je renonçai à poursuivre mes études comparatives sur les qualités purgatives des eaux du Gran Chaco.

Je m'installai confortablement dans le bouquet de verdure du vieil arbre et, les jambes pendantes, bien en selle sur une maîtresse branche, le dos appuyé à une autre, mon fusil sous la main, j'épluchai mes œufs durs et j'aiguisai mes dents sur les gailletas. C'était assez frugal, mais ce que j'avais sous les yeux était vraiment très bien et je me délassais avec délices en regardant bouillonner l'eau. J'ai dit qu'au-dessous de moi, c'était un petit golfe tranquille ; il y flottait des espèces de bûches qu'en y regardant attentivement, je reconnus être des têtes de crocodiles. J'en comptai sept ; on n'en voyait que le sommet du crâne et le bout du museau émergeant un peu plus loin, les yeux étaient clos ; on eût dit des bûches. L'une d'elles était exactement au-dessous de moi ; sans beaucoup de gymnastique, je l'eusse touchée du pied. C'étaient des cibles faciles ; tellement que ce tir n'avait plus le moindre attrait. D'ailleurs la bête tuée n'aurait pu être retrouvée et les autres auraient immédiatement plongé ; il était bien plus intéressant de les observer. Ils ne faisaient pas un mouvement et figuraient comme des têtes de pieux. Mes coquilles d’œufs tombant sur le crâne de celui que je dominais ne lui causaient même aucune émotion.

Mais, de plus loin, sortant de la lagune, une autre bûche beaucoup plus grosse avançait, venant me reconnaître, sans doute ; celle-là avait des yeux bien ouverts qui montraient leur cercle jaune. Elle allait, venait, lentement ; de temps en temps, la plate-forme du dos apparaissait, ainsi que les larges dentelures de la queue. Puis l'animal se rapprocha de la rive, prit pied et tout doucement, sortit de l'eau. Je voyais tout le corps ; c'était un beau jakaré, dans les trois mètres de longueur. Il était à terre et de mon bord ; l'affaire devenait plus intéressante. Cependant il me manquait ma carabine, demeurée sur les épaules de Manoël. Je descendis de mon observatoire, pour me mettre à la recherche de l'Indien ; il avait tiraillé un moment dans les environs ; mais présentement, je ne l'entendais plus. En me voyant en mouvement, le crocodile rentra dans l'eau, mais il surnagea sans s'éloigner. Je me mis en quête de mon homme, je fouillai le bois, j'appelai, vainement ; Manoël, enchanté de pouvoir chasser librement, pétaradait au loin. Je revins à la lagune ; le caïman était revenu à terre ; à mon approche il reprit l'eau, mais toujours à la surface et comme pour me narguer. Que pouvais-je lui faire avec du plomb tout juste suffisant pour tuer un faisan ? Je n'avais pas sur moi de cartouches supérieures au numéro 5. J'étais furieux ; je pestais contre le misérable Manoël, car positivement le jakaré se fichait de moi ; il continuait à se pavaner devant moi, à peine à vingt mètres. Ca ne pouvait pas se passer ainsi ; je résolus de le tirer néanmoins et de lui raboter l’œil avec mon plomb s'il repassait encore, avec l'espoir qu'un grain pénétrerait peut-être jusqu'au cerveau. A cet effet, je m'allongeai carrément sur la vase, pour avoir une ligne de tir horizontale, de niveau avec le crâne du monstre. Il repassa encore, son œil gauche me regardait et me parut goguenard ; quand il fut bien à ma hauteur, vlan ! Je lui envoie la charge. Ah ! ce fut un joli plongeon qui suivit. L'eau tourbillonna sous les ébats du monstre qui se tortillait, me montrant tantôt son dos, tantôt son ventre blanc ; puis, ce fut la tête qui s'éleva et retomba sur un côté, comme morte. Je connaissais cela : tous les crocodiles tués sur l'eau prennent cette posture, mais pour un court instant ; la vessie se vide de son air et le corps coule, tandis que de grosses bulles montent à la surface. Je m'empressai de faire un repère de l'endroit où il allait disparaître, au moyen de plusieurs baguettes fichées en terre dans la direction. En effet la tête s'enfonça.

Mon coup de feu avait rappelé Manoël qui m'arriva peu après et je l'attrapai sérieusement. Au cours de sa promenade, il avait rencontré des Indiens Tobas, non loin et, sur la lagune, ils avaient une pirogue, me dit-il, et il allait la leur emprunter. Sans trop attendre, je le vis revenir sur un tronc d'arbre creusé, avec un Indien qui pagayait vigoureusement. J'embarquai avec eux et je fis diriger sur le point repéré. Nous fouillâmes le fond, mais la perche ne rencontra rien. Manoël fit inspecter avec précaution les herbes du bord et, à un moment, il me poussa du coude : "Esta aqui". Le voilà, me dit-il. Je ne voyais rien du tout. On se rapprocha et je n'apercevais toujours rien. Sa tête touche le bateau, m'indiquait Manoël et je continuais à ne rien distinguer. Puis, une légère ride plissa l'eau ; il s'est enfoncé, dit Manoël, attendons. Au bout d'un temps mon Indien enfonça son bras dans l'eau peu profonde : "Esta", Il y est, annonça-t-il et, à plusieurs reprises, il eut le toupet de tâter la bête. Puis il ne rencontra plus rien, le jakaré s'était déplacé, mais, peu après, nous vîmes sa tête flottant en pleine eau et je pus constater que l’œil gauche manquait. Le coup avait dû l'assommer et il revenait à lui. Je pouvais, cette fois, lui broyer la tête, mais c'eût été abimer la dépouille ; je fis manœuvrer pour frapper l'autre œil, ce que je réussis.

Complètement aveugle, le jakaré fila tout droit et s'échoua sur la vase, la queue demeurant seule dans l'eau. Alors se plaça une scène amusante. Le Tobas alla à terre avec le lasso, tandis que Manoël et moi nous entrâmes dans l'eau ; nous devions saisir brusquement la queue pour l'immobiliser et couper la retraite ; l'Indien passerait alors dextrement le nœud coulant autour du museau. Ce fut exécuté dans la perfection, en un clin d’œil. Un instant plus tard, le jakaré était étendu dans la pirogue qu'il remplissait, ligoté comme un saucisson. On lui avait lié la tête sur la traverse qui sert de banc et je m'étais assis sur ce siège d'un nouveau genre ; Manoël était campé sur le dos et le Tobas, pagayant à l'arrière, nous conduisait par des passages connus de lui, de lagune en lagune, jusqu'à celle où mon canot devait être rendu. Chemin faisant, j'eus l'occasion de fusiller plusieurs caïmans, mais nous aurions été fort embarrassés de les repêcher et surtout de les remorquer. Ce fut pour l'amour de l'art.

L'excellent Carvin se trouvait au rendez-vous ; le campement était établi à terre sous de grands arbres ; nous trouvions un dîner de poissons et de gibier d'eau et nous prenions un repos bien gagné sous la tente, protégés par une ceinture de feux contre les moustiques et aussi bien contre les reptiles divers.

Campement de fortune

Le lendemain, le but principal était de tirer si possible des carpinchos dont le nom scientifique est cabiai. Le carpincho est un animal fort curieux, rongeur et amphibie ; il a à peu près la forme d'un cochon d'Inde qui aurait des pattes palmées comme la loutre, avec les soies, la couleur et la taille d'un sanglier. Il vit sur le bord des eaux, caché dans les grandes herbes ; il est très farouche et plonge à la moindre alerte. On peut le surprendre, mais il faut une habileté d'Indien ; l'affût convient mieux pour cette chasse. C'est surtout vers le soir et de nuit qu'il circule.

Comme il faudrait s'interdire de tirer d'autre gibier dans ses environs, je commençai par faire un abattage de bécassines et de sarcelles, près du campement. Je tuai quelques belles aigrettes qui avaient de la plume et je fis un beau doublé sur un couple de magnifiques spatules roses. Ayant ainsi pourvu la cuisine, je me mis en route avec Manoël pour explorer les lieux aquatiques écartés et bien couverts, affectionnés par les carpinchos.

Leurs bandes ne manquaient pas ; nous ne cessions de percevoir le bruit de leurs ébats et l'espèce de braiment qui est leur cri. Nous nous glissions entre les herbes et les cassias épineux mais le moindre froissement de branche, un roseau plié qui se redressait, suffisaient pour produire des fuites et déterminer des plongeons. Nous faisions des poses, accroupis dans des postures incommodes, attendant que les animaux se rassurent de notre silence ; mais nous rentrions assez tard, complètement bredouilles. Il faisait presque noir et, pour marcher plus confortablement, je foulais sans trop de précautions un tapis de gazon très ras, bordant des mares et semé de bouquets de grandes plantes aquatiques, quand, dépassant un de ces bouquets, je fus au milieu d'une troupe de carpinchos. Ce ne fut qu'une vision, en moins d'une seconde ils étaient dans l'eau ; je n'avais pas même épaulé mon fusil. Mais, l'un d'eux plus curieux, sans doute, leva la tête ; ce ne fut qu'un mouvement rapide mais il lui attira ma charge de chevrotines. Noue eûmes grand peine à le retrouver, malgré le peu de profondeur et nous dûmes nous éclairer pour mener à bien cette opération, en allumant un grand feu. J'étais assez heureux, ma victime était un jeune mâle d'une cinquantaine de kilos.

 

Pour le troisième jour, j'avais projeté de tirer des poules des bois, espèces de gélinottes, et peut-être des moïtous, en allant au hasard de la découverte, ce qui rendait possible aussi toute autre rencontre. Pour cela, il fallait nous rendre sur un terrain plus élevé ; nous changeâmes de mouillage, en remontant dans une autre lagune, plus au Nord. Là, on s'attaquait à la grande brousse ; il fallait à chaque instant jouer du sabre d'abattis contre les lianes qui en maints endroits s'enchevêtrent comme les mailles d'un filet. Le tapir fréquente ces parages ; il parcourt parait-il ces fourrés, toujours au galop sans se laisser arrêter par les obstacles, son cuir plus épais que celui de l'éléphant ne redoutant pas les contacts les plus rudes. Manoël prétendit entendre son sifflement à plusieurs reprises, mais je ne sus pas le distinguer parmi les bruits multiples de la forêt, les jacassements des bandes d'oiseaux qui vont par centaines, rassemblés par familles et font comme des nuages de couleurs différentes, de-ci de-là le cri perçant de quelque grand ara, passant haut dans les airs, ou bien les deux notes plaintives, le hululement d'un singe hurleur, qu'il espace de minute en minute dans son voyage au travers de la forêt.

Tirer au vol dans cette brousse, il n'y faut pas songer ; heureusement le gibier que nous y cherchons chante constamment et l'on procède comme à la chasse au coq de bruyère, on marche vers le chanteur, on devine sa direction et on l'attend en bonne place. C'est à quoi excelle Manoël ; il a le talent de répondre à la poule des bois ; il nous en fait venir un certain nombre qu'il n'y a plus qu'à assassiner au posé. Il réussit encore à me conduire sur un couple de moïtous, ce qui fait la gloire de notre chasse. Le moïtou est quelque chose comme le faisan d'Amérique du Sud. Un faisan sans longue queue, de plumage entièrement noir, mais d'un admirable noir velouté, avec une huppe de "crève-cœur" et, tranchant sur tout ce noir, les peaux des oreilles sont d'un éclatant jaune d'or. C'est un oiseau majestueux qu'on ne rencontre que par couple, au fond des forêts les plus retirées ; la fidélité des deux époux est telle qu'ils ne se survivent pas : l'un d'eux tué, l'autre ne fuit pas et se laisse facilement abattre.

J'eus encore l'occasion de tirer des aras perchés au plus haut d'un arbre immense ; il en tomba un, l'aile cassée et son grand bec tout écorné ; mais tel quel, ce ne fut pas une mince entreprise de saisir cet oiseau qui, renversé sur le dos, jouait terriblement des griffes et d'un bec, véritable cisaille qui, bien qu'ébréchée, pouvait encore couper un doigt. C'était un grand ara rouge vert et jaune que je tenais à rapporter vivant. Enfin, avec quelques perdrix et martinettes tuées dans des clairières, nous rapportions de quoi festoyer, le lendemain.

 

A de telles richesses, Carvin parlait d'ajouter une bouillabaisse, mais là, une véritable bouillabaisse, pas ce qu'on sert à Marseille et qu'il avait en piètre estime, mais cuisinée, comme à l'Estaque son pays, enfin une bouillabaisse de pêcheur. Il avait du safran, tous les condiments ; d'avance il vous faisait venir l'eau à la bouche. Ce qui lui "faisait deuil" c'est qu'il n'y aurait pas de "tranches", puisque nous manquions de pain. Ah, il était bien de l'Estaque ; il fallait lui voir mettre "l'assent" sur "safran" et sur "tranches". Il s'attaquait plus volontiers au poisson qu'au gibier, se trouvant mieux sur son bateau qu'en forêt où on rencontre de "sales bêtes" ; en bon Provençal il était prudent.

Donc le lendemain, nous devions être de retour de bonne heure pour la bouillabaisse. Je ne fis que tirer quelques jolies poulettes d'eau à joli plumage tacheté de brun, des poules sultanes en belles robes de soie bleue et chapeau rouge, des bécassines, courlis, etc. Pour n'en pas perdre l'habitude, je mis à mal un crocodile trop curieux. Quand je rentrai, je trouvai Carvin désespéré ; pas de bouillabaisse, les jakaré avaient bien traversé ses filets, troué son trémail, mais pas un poisson n'y était resté. Le seul espoir était dans des lignes de fond qu'il avait tendues. Nous les levâmes : rien non plus, si ce n'est à l'une d'elles que nous trouvâmes déplacée. Carvin saisit la ficelle avec précaution, mais à la première secousse de la bête prise, il fut facile de voir de quoi il retournait ; un jeune caïman avait avalé son hameçon et je me tordais de rire à l'aspect du pauvre Marseillais retirant sa "sale bête".

Ce coin de lagune était littéralement infesté de crocodiles ; des jeunes surtout. Le matin, en passant dans de basses eaux, avec mes grandes bottes, je m'étais trouvé dans un vrai banc de ces jeunes sauriens, gros comme de bons brochets ; à ce point que je m'étais amusé à écarter à coups de talon ceux d'entre eux qui se laissaient frôler. J'en tuai un certain nombre et je constatai qu'ils devaient se manger entre eux, car, à plusieurs il manquait une patte ou des doigts. Déjà j'avais tué de leurs grands parents qui avaient été amputés, sans doute de la même façon, dans leur jeune âge.

Carvin était un pêcheur, à cheval sur les principes, qui se serait cru déshonoré de prendre le poisson autrement que dans les règles de l'art. Quand il me voyait employer certains moyens, il gémissait : "Eh ! Té ! Ce n'est pas digne d'un pêcheur !". Mais, cette fois, il fit taire sa dignité professionnelle pour sauver sa face de cuisinier et il accepta le secours d'une cartouche de dynamite.

Un cormoran, tué d'un coup de fusil, haché en petits morceaux, fut jeté, comme appât, dans un endroit choisi où, au bout d'un quart d'heure, je lançai une cartouche. Un gros bouillon monta du fond et de tous côtés, des ventres de poissons flottèrent. Il y en avait, comme dans l'Ecriture, de quoi rassasier une foule et, du reste, remplir maintes corbeilles. Carvin choisit ses pièces et nous abandonnâmes les autres aux crocodiles ; je leur devais bien cela.

C'était un festin pantagruélique qui se préparait. Devant un brasier de charbon, cuisait, embroché d'une baguette, le gibier à plumes ; à côté, Carvin rôtissait un quartier de carpincho à un immense feu de bois mort, en le tournant au bout d'une longue perche, pour se garantir lui-même de la cuisson ; sur un feu plus doux, mijotait la bouillabaisse.

Pour occuper ses loisirs, Manoël dépouillait, un peu plus loin, les crocodiles, sans trop se préoccuper des derniers gestes de l'aveugle, car il est assez difficile d'arracher à ces animaux leur dernier soupir.

Le déjeuner se passa à merveille. Si j'appréciai le rôti de moïtou, je ne pus manifester pour le carpincho qu'un enthousiasme réservé. Des économistes distingués ont cependant rêvé d'introduire l'élevage de cet amphibie en Europe, en raison de son extraordinaire croissance, mais l'expérience reste à faire ; je m'abstiendrais d'y engager des capitaux.

Nous savourions un excellent moka de Bolivie, dans cet état d'extase que procure un déjeuner au grand air devant un tableau de chasse bien fourni, quand une distraction bien inattendue nous fut procurée. Tout à coup, à l'endroit où j'avais fait exploser ma dynamite, l'eau se mit à se soulever et à tourbillonner. Avais-je percé le sol et déterminé le jaillissement d'une source ? Le mystère ne tarda pas à nous être expliqué. Un objet long, une espèce de tronc d'arbre se dressa verticalement, puis se renfonça. Le phénomène continuant à se produire, nous nous approchâmes et quelle ne fut pas notre ébahissement en reconnaissant que c'était un crocodile qui exécutait sur place une danse des plus comiques. On eut dit un guignol. Le crocodile n'étant pas réputé d'un caractère folâtre, j'estimai que cette chorégraphie ne pouvait qu'être le résultat d'un trouble cérébral, occasionné par l'explosion de ma cartouche de dynamite ; comme je le vérifiai plus tard, ce n'était pas un transport au cerveau, mais une rupture de colonne vertébrale qui s'était produite ; l'animal avait dû être attiré par l'appât et frappé comme les vulgaires poissons ; le mouvement de sa queue lui était seul resté et il ne pouvait plus se diriger. Nous sautâmes dans le bateau et une chasse des plus comiques commença. Armé d'un aviron, j'essayais de soulever le jakaré lorsqu'il apparaissait ; Manoël, de son côté, lui lançait son lasso, mais la lanière n'avait pas le temps de se serrer ou bien glissait sur le museau visqueux ; le jeu était très drôle. Carvin s'y mêla ; il avait des hameçons énormes, propres à prendre le requin, il en ficela rapidement un au bout d'une perche et avec cet engin il tentait d'accrocher quelque chose au passage. C'est lui qui gagna la partie, son hameçon mordit sous une patte et nous amenâmes notre prise à bord.

Etendu sur terre, le caïman ne pouvait plus bouger que la queue, le reste du corps était paralysé, mais non les mâchoires cependant qui claquaient fort bien. Il n'était pas très gros, mais sa peau était en parfait état, je désirais la conserver telle. Il s'agissait seulement de trouver un moyen d'achever la bête sans la détériorer. On le fit mordre sur un fort morceau de bois et, la gueule étant ainsi bien ouverte, j'y déposai une balle de revolver de fort calibre que je supposais devoir atteindre les organes vitaux ; mais je pus décharger les six coups sans résultat apparent, les balles étaient absorbées comme des pilules. Manoël pensa obtenir un meilleur résultat avec son sabre d'abattis ; il lia les mâchoires sur le bois qu'elles serraient toujours et, l'animal ainsi muselé, il plongea sa lame et même un peu le bras par l'immense gueule. Le jakaré supporta l'opération. Alors Carvin eut une inspiration de Marseille. Avisant la longue perche avec laquelle il avait fait rôtir le carpincho, et qui se terminait par un gros tison, il fit rougir à nouveau ce bois carbonisé et il l'enfonça, comme un artilleur fait d'un écouvillon, au plus profond des entrailles de la "sale bête". Il retira le tison éteint. Le jakaré donnait cette fois des signes de fatigue, mais il n'était pas encore en état d'être naturalisé impunément. Il n'y avait plus qu'à attendre. Carvin, pour montrer le degré de son étonnement ne cessait de défiler des "Nom de nom ! Nom de nom !" qui n'avaient heureusement rien de blasphématoire ; seulement, "ce qui lui faisait deuil", - il l'exprimait avec désolation - "c'est que quand je serai rentré à l'Estaque, et que je "coserai" sur le vieux port, avé les z'amis, si je leur raconn'te cela, ils ne me croiront pas ! Ils ne me croiront pas !". Et je lui disais pour le consoler : "C'est bien possible, mon brave Carvin, mais ils verront qu'au moins vous n'avez jamais cessé d'être de Marseille."

Mis en goût par ces exploits, mon matelot qui était peu "terrien" d'ordinaire, se laissa entraîner loin de son bateau, dans la forêt où il y a des "sales bêtes". Il prit le "fusil à deux fois", comme tout bon Marseillais nomme un fusil de chasse et il se colla à Manoël pour finir la journée.

Il n'y avait à espérer que de petit gibier et je ne m'appliquais qu'à rechercher des oiseaux à plumage, comme des toucans. Je m'écartai, un moment, pour suivre deux aras ; ils m'entraînèrent un peu loin de mes deux hommes ; dans le trajet, je trouvai un serpent, tout frais tué et qu'un animal avait commencé à dévorer ; mais occupé à ne pas perdre de vue les aras, je ne cherchai pas à pénétrer le drame qui venait de se passer là. Peu après, je m'entendais appeler et Manoël essoufflé finissait par me rejoindre pour m'apprendre qu'il venait de voir grimper sur un arbre "uno bitcho muy lindo", un animal très joli mais dont il ne connaissait que le nom guarani, ce qui ne me renseignait pas du tout. Il avait placé Carvin au pied de l'arbre et je n'avais qu'à le suivre.

Je trouvai en effet mon matelot en faction, mais il n'avait pas vu la bête ; autant qu'il pouvait en juger par la mimique de Manoël, ce devait être un chat tigre. Je tournai autour de l'arbre qui était un énorme fût couvert d'une véritable forêt de plantes parasites aux enfourchures de ses branches, orchidées et vastes fougères ; c'est dans une haute touffe de ces dernières que l'animal avait dû se blottir, d'après Manoël ; mais c'était si touffu que je n'apercevais rien. Je fis lancer des pierres, rien ne bougea et j'arrivais à penser que la bête avait pu filer inaperçue. Je me décidai cependant, pour l'acquit de ma conscience, à envoyer une décharge au centre de la grosse touffe où, avec un peu d'imagination il me semblait apercevoir une masse plus opaque avec des points noirs. J'ajustai là-dessus et je me souvins que je n'avais pas changé de cartouches, juste au moment où je ne pouvais plus retenir la détente ; j'eus une forte émotion en entendant le coup, car mon plomb, suffisant pour des aras, était un peu mince pour un chat tigre, si chat tigre il y avait. Ça pouvait tourner mal. Ma charge fit voler les feuilles, un corps se débattit une seconde, puis tomba lourdement à nos pieds, un corps tout moucheté, avec une superbe mâchoire bien ouverte. C'était mieux qu'un chat tigre, mais bien un jaguar de petite espèce, ou once, mais qui mesurait encore dans les deux mètres de la tête au bout de la queue. J'avais eu la chance de lui briser les reins ; s'il avait été en état de bondir il nous en aurait cuit, même blessé à mort. Nul doute que ce ne fut le meurtrier du serpent que j'avais découvert et qui en se dérobant devant moi s'était rencontré avec mes gens et avait pris le parti de grimper à l'arbre. Il fut rapidement assommé et porté triomphalement par l'homme de Marseille et l'Indien.

Le lendemain, nous mîmes le cap sur Asunción ; il nous fallait deux jours pour l'atteindre. Quelques crocodiles allèrent encore au fond de l'eau, durant le voyage et j'eus l'occasion de faire un de mes plus beaux coups de fusil, sur des tou-you-you ; deux grands marabouts géants, qui dressés, ont près de deux mètres de taille ; le corps est tout blanc, le cou déplumé est noir et la tête se termine par un bec de cinquante centimètres de longueur et incurvé suivant une ligne supérieure concave. Je les tirai à plus de trois cents mètres, pendant qu'ils arpentaient les sables d'un îlot ; ma première balle avait touché le premier en plein centre et le deuxième recevait le second coup sous l'aile, avant qu'il eût eu le temps de quitter le sol.

Au tableau de cette expédition, j'inscrivais une quinzaine de caïmans - j'en rapportais trois, les plus beaux -, un jaguar, un carpincho, deux tou-you-you, deux moïtous et un nombre considérable de canards, noirs, roses, d'aigrettes, de dindons, de hérons, sans compter les perroquets, perruches, oiseaux de toutes sortes.

Auguste François

 

Un beau caïman sur le perron du consul

 

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Dernière mise à jour : 17 février 2010