Auguste François

 

Domesticité chinoise. Long-tcheou, 1887.

Auguste François avait dédié ce texte « à Mademoiselle Jacqueline, ma nièce ». Elle était née en 1901.

Domesticité chinoise

Long-Tcheou, 1897

 

En ce temps-là, Oncle Auguste avait vingt-sept domestiques.

Il avait tout d'abord un cuisinier, M. Tchang, qui était très laid. De grandes dents lui sortaient de la bouche, loin en avant, comme des défenses de sanglier et il louchait un peu. Il ne savait pas faire beaucoup de sauces, mais il les gâtait très bien. Il était aidé d'un marmiton qui, à l'envers des marmitons français, tout blancs, avait l'air d'un petit ramoneur.

Ensuite il y avait un boulanger, M. Nam, qui faisait de jolis petits pains qu'il cuisinait dans une casserole.

Après c'était M. Tong-To, le majordome, homme d'une prestance imposante, avec une figure toute grêlée par la petite vérole. M. Tong-To servait à table seulement.

M. Lou était le valet de chambre ; il ne faisait que le lit d'Oncle Auguste et il faisait balayer la chambre par un spécialiste. M. Lou était un grand flandrin de Chinois de Canton, avec de tout petits yeux à peine fendus et qui se balançait constamment, comme un cyprès agité par la brise.

Il y avait encore M. Koueï, qui remplissait les fonctions de tchaï-kouan, c'est à dire d'huissier. Il était bien au courant des belles manières chinoises et il avait pour mission d'introduire les visiteurs suivant toutes les règles de la politesse.

Pour le jardin, il y avait un jardinier avec deux coolies, aides pour arroser.

Les chevaux étaient soignés par un ma-fou, M. Song, et un palefrenier.

Quand Oncle Auguste voyageait sur la rivière, sa jonque était conduite par M. Ha-Fou qui connaissait bien tous les rapides dangereux. Il avait sous ses ordres trois autres bateliers.

Il fallait encore quatre hommes pour porter Oncle Auguste dans sa belle chaise verte, quand il allait faire des visites.

On ne pouvait pas non plus se passer d'un homme pour balayer et d'un autre pour faire la lessive.

 

     

Cuisinier et veilleur de nuit du consulat avec son sabre, sa lanterne et son tambour.

 

Un emploi très important était celui de veilleur de nuit, pour qu'on repose en sûreté. Aussi un homme qui dormait toute la journée n'apparaissait qu'à la nuit et alors il se promenait, tout autour de la maison, en portant une lanterne suspendue à un bras, tandis que de l'autre il tapait sur une espèce de tambour qui était suspendu à son cou.

Comme Oncle Auguste était un très grand personnage, on lui rendait les honneurs chaque fois qu'il sortait de sa maison et aussi lorsqu'il y rentrait ; de même quand il recevait un visiteur de marque. C'est pourquoi on ne pouvait se passer d'un homme qui avait charge de tirer chaque fois trois coups de canon.

Enfin il y avait M. Ma-Tong-Ling, un personnage très important, qui avait la mission de confiance d'écrire, en chinois, les lettres officielles adressées aux mandarins de la province. M. Ma avait passé les examens de bachelier, il avait par conséquent le grade de cu-nionn et il savait mouler de la belle écriture en beaux caractères. Son air était très digne ; il était toujours très bien vêtu, tout en soie ; le plus souvent il portait une superbe veste en damas rouge cerise broché par-dessus une grande robe d'un bleu céleste ou bien vert pomme. Il se servait de grosses lunettes, avec des verres fumés, ronds et larges comme de petites soucoupes. Lorsqu'il écrivait une lettre d'une page, il en avait pour une journée à bien broyer son encre de Chine sur son écritoire, de manière qu'elle soit bien noire et luisante, à effiler la pointe de son pinceau et à préparer son papier afin que chaque caractère se place très exactement au-dessous du précédent. M. Ma était un homme très respecté ; quand on s'adressait à lui, on l'appelait Sien-Cheng, ce qui veut dire "Cher Maître".

 

Le consul (pantalon blanc) à Long-tcheou entouré de ses collaborateurs et de quelques uns de ses domestiques

 

Tous ces serviteurs étaient principalement occupés à ne rien faire. C’est pourquoi ils étaient très fatigués et ne parvenaient pas à bien faire toute la besogne de la maison. Alors ils se concertèrent un jour et vinrent trouver Oncle Auguste.

Le majordome, Tong-To, l’orateur de la troupe, exposa que, en vérité, malgré tout le mal que les serviteurs se donnaient, bien des choses demeuraient négligées, parce qu’il manquait une unité dans le personnel et que, dans toute maison chinoise, il y a, au moins, un petit domestique pour faire ces choses et qu’il était bien certain que, dans la maison, on ne pouvait plus se passer d’un galopin qui ferait les courses, qui laverait les chiens, qui s’occuperait à tuer leurs puces, qui pourrait grimper aux arbres du jardin pour y reprendre les singes ou les perroquets quand ils s’échappaient, enfin qui ferait un tas de choses très utiles.

Oncle Auguste, qui était très conciliant, accéda à cette demande. Alors M. Ma qui écoutait cette conversation, expliqua qu’au lieu de louer les services d’un petit bambin, il était préférable de l’acheter parce que, de cette manière, on n’aurait pas de gages à payer chaque semaine et qu’on n’aurait pas non plus d’ennuis avec sa famille. « C’est très bien, dit Oncle Auguste, il faut s’occuper tout de suite de rechercher un petit bonhomme d’une dizaine d’années. » Ce fut le cuisinier, Tchang, qui fut chargé de cette acquisition, dès qu’il trouverait une bonne occasion, puisqu’il allait chaque jour au marché.

Quelques jours plus tard, M. Tchang entra dans la chambre d’Oncle Auguste, il avait l’air très content ; ce qui s’apercevait parce que ses dents sortaient encore d’avantage de ses lèvres. Il dit : « Missié, moi avoir trouvé acheter pitit enfant, beaucoup bon, pas cher, beaucoup bon. Son père vouloir vendre lui douze piastres, moi donner seulement huit piastres et lui laisser à moi pour dix. Beaucoup bon, Missié, pas cher ; à Canton pouvoir vendre ce pitit enfant cinquante piastres. » - Dix piastres représentaient à peu près vingt-quatre francs.

Alors Oncle Auguste demanda à voir son acquisition ; mais aussitôt qu’il la vit il s’écria : « Imbécile ! Qu’as-tu fait ? C’est une petite fille que tu m’amènes ! Que veux-tu bien que j’en fasse ? C’est un garçon qu’il faut à la maison. » Mais M. Tchang était très content de son marché et il ne cessait de répéter : « Beaucoup bon, Missié. Pas cher, à Canton, ça vendre au moins cinquante piastres. »

La petite fille, ainsi achetée pour vingt-quatre francs, restait plantée comme une poupée, sans rien dire et sans pleurer, comme si cela lui avait été indifférent de quitter sa famille et d’être achetée par un Européen. M. Ma voulut l’interroger et lui dit des choses aimables mais elle ne répondit rien ; on ne put en obtenir un seul mot.

Le cuisinier expliqua qu’elle ne comprenait pas ce qu’on lui demandait, parce qu’elle ne savait pas le chinois et qu’elle n’était pas chinoise, mais de race Miao-Tseu, c’est à dire qu’elle appartenait à une des tribus d’indigènes qui vivent dans la montagne. M. Tchang assurait qu’il lui apprendrait le chinois et même le français en peu de temps. Mais comme Oncle Auguste n’avait pas besoin d’une petite fille, il fit cadeau de celle-là au cuisinier à condition qu’il la nourrirait et l’élèverait bien.

Alors M. Tchang l’adopta comme sa fille et il s’efforça de lui faire prononcer des mots chinois. Mais, au bout de quinze jours, il n’avait pas pu obtenir qu’elle prononçât une parole, non seulement en chinois, mais même dans sa langue Miao-Tseu ; la petite fille n’ouvrait la bouche que pour manger son riz, ce qu’elle faisait d’ailleurs très bien. M. Tchang n’y comprenait rien.

Les autres domestiques furent très intrigués de tout cela. Ils cherchèrent à savoir d’où venait cette petite. Ils interrogèrent à l’occasion les gens au marché et ils finirent par apprendre que l’enfant était muette ; c’est pour cette raison que ses parents l’avaient vendue en faisant croire qu’elle se taisait parce qu’elle n’entendait pas le chinois qu’on lui parlait.

Alors tout le monde rit beaucoup, en se moquant du cuisinier qui était tout penaud d’avoir été si bien attrapé. A chaque instant, l’un ou l’autre lui disait : « Ça pitit enfant beaucoup bon, pas cher ; toi pouvoir vendre à Canton, au moins cinquante piastres. »

M. Tchang s’efforçait de rire aussi de la plaisanterie, mais il riait jaune, aussi jaune que lui. Car il faut dire qu’il avait projeté de faire apprendre la musique à la petite fille, pour en faire une pi-pa-tsaï, ce qui signifie « une demoiselle de la guitare », afin de la faire jouer plus tard dans les concerts ou les théâtres chinois de Canton, ce qui lui aurait rapporté, à lui, beaucoup d’argent.

Il dut alors se résigner à l’employer à la cuisine et à lui montrer à éplucher les pommes de terre et les oignons.

Et voilà comment une petite fille que ses parents ne voulaient plus nourrir, parce qu’elle était muette, trouva cependant le moyen de gagner sa vie.

 

Auguste François

 

     

Lien-Ho (à droite il porte un masque). En 1898, ses parents qui ne pouvaient l’élever l’avaient vendu au consul.

Conformément à la coutume, les parents lui avaient remis une partie du prix de la transaction.

 


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Dernière mise à jour : 7 mars 2010