Auguste François

 

Dîner chez Doumer - Hanoi, 1897.

 

Dîner chez Doumer[1]

 

Hanoi, septembre 1897

 

Dîner au Gouvernement général, chez le "Proconsul".

La table est dressée sous une véranda ajoutée après coup à une façade déjà pourvue d'une véranda plus étroite. Un sol cimenté, des arcades blanchies à la chaux, une voûte idem. Quelque chose comme un dîner servi dans un couloir de cloître. La chère a aussi quelque chose de monacal. Menu ne prêtant pas aux dilatations de l'estomac.

J'ai conduit et assis à ma dextre une ancienne jolie femme, d'un genre douteux, qui tire parti d'une toilette fripée, aussi mûre que la peau. Souvenir de fraîcheur, souvenir de splendeurs. Demi-castor dans la dèche, échouée sous les tropiques, donnant l'illusion de la femme du monde à un mari gauche qui se donne des élégances coloniales dans un smoking en toile blanche de forme outrée et qui prendrait en redingote l'aspect d'un contremaître endimanché.

A ma gauche, un lieutenant-colonel d'artillerie de marine, épais, moustache tombante de grognard. Après avoir louché vers le petit carton qui surmonte mon verre et lu ma qualité de pékin du Quai d'Orsay, mon voisin a replacé les yeux dans une attitude militaire, fixés à quinze pas devant lui en les abritant d'un pli du front, rappelant un bouledogue.

Ma voisine s'est immédiatement engagée à fond dans une conversation basse et affairée avec son autre voisin à allure de clubman très soigné, un des représentants de l'aristocratie décavée qu'une grande idée du ministre a attirés en Indo-Chine pour y porter le prestige de leur nom avec les grandes manières du faubourg Saint-Germain et qui y acclimatent aussi les mœurs des hippodromes et des cercles où l'on tire les chevaux et tourne les rois.

Pour une sorte de présentation, le "Maître", de l'autre côté de la table, s'adressant à mon gracieux voisin : « Colonel ! M. François a parcouru le Kouang-Si[2] et remonté le Si-Kiang[3]. Vous pouvez parler avec lui de "nos" chemins de fer. » - « Hum. Hum..., répondis-je. C'est là une entreprise qui ne paraît pas s'imposer, au moins immédiatement ; il me semble qu'en commençant par l'Indo-Chine... » Mais le colonel n'en veut pas entendre davantage. Il prononce : « La conquête de l'Indo-Chine ne sera complète et ne prendra sa signification réelle que lorsqu'elle aura aggloméré autour du Tonkin les provinces chinoises du Sud. » Ceci est débité sur le même ton qu'il aurait commandé : « Vous prendrez la hausse de deux mille mètres et vous ouvrirez le feu suivant les prescriptions du règlement ». Sa tête qui avait, pour m'envoyer cette bordée, opéré un quart d'à droite, se replace fixe dans la ligne. Ses grosses mains, convenablement fourrées, entrelacent sur le ventre leurs doigts boudinés, comme pour marquer qu'il n'ajoutera même pas un geste.

 

Ayant ainsi opéré la fusion de ce côté, le sémillant "Maître" distribue à l'autre bout un sujet de conversation : on badinera sur une question de ballast. A ma droite, la dame continue son entretien avec le noble colon, et ça m'a tout l'air d'une scène.

 

Mais le colonel m'intéresse : « Vous connaissez par conséquent le Kouang-Si, Colonel ? Quelle région avez-vous particulièrement observée ? » Furieux : « Non. Je n'y suis jamais allé. » - « Ah ! » - « Il est de toute évidence qu'il nous le faut et que Canton ne peut être à d'autres qu'à nous. »

Il est non moins évident, pour lui, que pour faire échec à Hong-Kong, Canton doit être tributaire de Haï-Phong et par des voies ferrées. Continuons d'un air aimable : « Ne craignez-vous pas, mon cher Colonel, que Canton ne soit un peu éloigné et que lorsque la vapeur remontera par exemple jusqu'à Nan-Ning[4], comme elle sera sous peu à Wou-Tcheou[5], ... »

Au mot "vapeur" le colonel me considère avec du mépris et de l'air d'un homme qui met une interdiction : « Jamais un vapeur ne remontera le Si-Kiang, c'est impossible ; même jusqu'à Wou-Tcheou. » - Avec humilité : « C'est que, Colonel, ça été déjà fait, en 1860. Un bateau de guerre anglais s'est avancé alors jusqu'à Wou-Tcheou... » - « Comment ? » - « Mon Dieu oui, un certain lieutenant Bulloch a même fait de très belles cartes du fleuve. Si vous les désirez ? Oserai-je ajouter que moi-même, il n'y a pas plus de six mois, j'ai été conduit à Wou-Tcheou par une canonnière à vapeur du vice-roi et que j'ai visité les bateaux en construction pour ce service. »

Le colonel fait une tête ! Payons-nous la. D'autant que pour lui cela ne signifie plus rien. On aspirera Canton par le fleuve, voilà tout. Il lui sera bien plus commode, cela crève les yeux, ayant la mer et Hong-Kong à sa porte, d'aller chercher celle-ci, à quelque mille cinq cents kilomètres et par-dessus des montagnes, dans les mares de Haï-Phong.

Ça devient amusant. Poursuivons en douceur : « Naturellement, Colonel, vous connaissez Canton et vous jugez que son mouvement... » - « Je ne connais pas Canton. »

Devenons un peu plus agressif : « Eh bien, Colonel, je veux vous concéder que, pour vous être agréable, le commerce de Canton consentira à changer de sens et à remonter un fleuve comme le Si-Kiang pour venir à vous. Mais, à partir de Nan-Ning il y a quelque chose qui m'inquiète. C'est quelque quatre cents kilomètres de rochers dont l'exploitation commerciale est nulle. Et pour ce qui est de lancer un chemin de fer là-dedans ! Voyons, je vais vous en faire saisir les agréments par comparaison avec un morceau qui se trouve chez nous, à votre portée et qui n'est que la fin du massif. Que dites-vous d'une voie ferrée au travers du Kaï-Kinh ? » - Un peu piteusement : « Je n'ai jamais été envoyé à Lang-Son et je n'ai pas dépassé Bac-Ninh[6]. »

 

Ainsi voilà un Gouverneur général qui dit "nos chemins de fer", en appliquant ce possessif à un pays étranger, qu'il n'a même pas fait reconnaître et voici un colonel qui ne connaît pas le Kouang-Si, ce qui n'a rien de surprenant, qui n'a pas eu l'idée d'utiliser au moins une fois le trajet équivalent par Hong-Kong, qui de Marseille au Tonkin ne connaît que les planches du paquebot sur lequel on continue les histoires de garnison à l'aller et les potins indochinois au retour, qui après sept ou huit séjours dans nos possessions n'a pas eu la curiosité d'y dépasser le périmètre des postes où l'appelait son service, et qui prononce, en phrases qui font autorité dans les comités, associations, ligues, etc., : « La conquête de l'Indo-Chine ne sera complète et n'aura sa signification qu'après y avoir rattaché tous les rochers de la Chine du Sud." » !

 

Après une unique apparition de rôti et de petits fours, passés au pas de course, le "Maître" se lève. Ma voisine s'est cramponnée au bras du colon titré. Le colonel s'en va militairement rejoindre un groupe de galons et leur conter sans doute qu'il vient de "remiser" de belle manière un monsieur de cette Carrière où l'on est vendu aux Anglais[7].

Le "Maître" prend sa place devant une cheminée, par trente-cinq degrés centigrades, et pérore travaux publics et impôts.

 

En cherchant de la brise dans l'allée qui longe le fleuve, dans l'ombre d'une touffe de bambous, je heurte un couple en aigre discussion. C'est encore ma voisine de table qui en fait entendre, avec force gestes, au noble exporté, de ces choses auxquelles l'ont habitué les demoiselles de chez Maxim's, à la suite de quelque oubli irrévérencieux de sa part à l'égard de leurs fournisseurs.

 

Tôt, les officiers d'ordonnance rappellent militairement que le "Maître" va se remettre au travail pour la grandeur de la France et qu'il n'aura que trois heures de sommeil pour être à cheval avant le lever du soleil. Car, ainsi qu'il me le confie, un gouverneur général doit s'entraîner pour "être prêt à toute heure à monter à cheval". On n'a jamais su pourquoi.

Les dames viennent aussitôt arrondir leur révérence et avec des gestes de tête comme un coursier qui encense, le "Maître" leur distribue des "Au revouaard" et des "A l'avantaage ...".

 

Auguste François

 

 


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Dernière mise à jour : 13 avril 2010



[1] - Né à Aurillac en 1857, Paul Doumer était de milieu modeste. Député radical de l'Aisne en 1888, trésorier du Grand Orient de France, ministre des Finances à 38 ans, il devint gouverneur général de l'Indochine de 1896 à 1902. En 1927, il sera président du Sénat, puis en 1931 président de la République et mourra assassiné à Paris en 1932. Pendant la grande guerre, il perdit ses quatre fils.

Consul en Chine de 1896 à 1904, Auguste François eut souvent à traiter avec le gouverneur général de l'Indochine. De Long-tcheou ou de Yunnan-fou, A. François vint à plusieurs reprises conférer avec lui à Hanoi où lui-même s'était trouvé en 1886 et 1887 auprès de Paul Bert et de Bihourd quand l'Annam et le Tonkin dépendaient des Affaires étrangères. Depuis, l'Indochine avait été rattachée au ministère des Colonies.

A la fin du XIX° siècle, les grandes puissances rivalisaient pour se partager la Chine. A Paris et à Hanoi certains considéraient que ses provinces méridionales, voisines du Tonkin, étaient réservées à la France. A partir de l'Indochine, ils voulaient y créer des chemins de fer dont l'objectif, non avoué, était principalement militaire.

Très lié aux milieux d'affaires, Doumer disposait de pouvoirs considérables qu'il outrepassait volontiers. Sa politique envers la Chine, agressive et belliqueuse, divergeait sensiblement de celle du Quai d'Orsay, surtout de celle de Delcassé, dont François était le représentant. Aussi, plusieurs années durant, le consul se trouva-t-il au cœur de l'affrontement et des polémiques entre les partisans de politiques contradictoires.

 

[2] - En 1896, Auguste François, nommé consul à Long-tcheou (Longzhou) par Hanotaux, avait été chargé d'explorer la province chinoise du Guangxi.

[3] - Le Xi jiang ou rivière de l'Ouest, traverse le Guangxi et le Guangdong. Canton, Hongkong et Macao sont installés à son embouchure.

[4] - Nanning est la capitale du Guangxi.

[5] - Wuzhou au Guangxi, à la frontière du Guangdong.

[6] - A 31 kilomètres de Hanoi.

[7] - Delcassé, qui sera ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905, fut l'instigateur de l'entente cordiale  qui atténua les rivalités coloniales entre la France et l'Angleterre.