Auguste François

 

Inauguration d’un paquebot japonais. Hongkong, 1898.

 

Le consul Auguste François, auteur de la lettre ci-dessous adressée à un collègue du Quai d’Orsay à Paris, venait de passer deux ans en poste à Longzhou au Guangxi. En 1898, il commençait à Hongkong une nouvelle mission qui après un périple d’un an à travers les provinces méridionales de la Chine allait le fixer à Yunnanfu, l’actuelle Kunming.

 

Hongkong, 24 novembre 1898

 

Je viens de me procurer, en assistant à l’inauguration d’un nouveau bateau japonais, une impression de choses maritimes que je voudrais vous faire partager.

J’ai reçu une invitation à visiter un nouveau marou, le Kasuga, qui inaugure une ligne australienne et je me suis empressé d’aller inspecter ce marou, ces maroufles, etc. …

Tout d’abord une chaloupe à vapeur, pourvue d’un commissaire de la fête, japonais (en redingote, chapeau d’un melon ! - oh combien ! - et gants de filoselle) et qui me salua d’une manière nippo-européenne, me conduisit au Kasuga Maru. A la coupée j’étais reçu par un commandant de nationalité hollandaise, une bonne boule rouge brique, empêtré dans un uniforme anglais, un second d’origine britannique et mon collègue du Japon, coiffé d’un tube de comique, qu’il ne quitte jamais. Une bande de musique du régiment hindou prêtait ses harmonies à la compagnie du Kasuga Maru, pour la plus grande joie des invités. Il y avait là des gaillards, longs, secs, jaunes, terminés par un bonnet pointu, et cerclés d’un turban formidable qui ne laisse paraître des oreilles que le bout agrémenté de pendants ou d’anneaux, et sanglés dans de rouges tuniques anglaises par des ceinturons qui peuvent, sans qu’on ait à en diminuer ou augmenter la circonférence, glisser depuis les aisselles jusqu’au-dessous du bassin. C’est tout de même des beaux hommes, un peu en longueur, haut perchés sur des pattes sans mollets ni cuisses ; d’où un peu l’idée d’un bataillon de mâts de cocagne. Mais ça n’en est pas moins imposant. Donc ces Hindous soufflaient dans des cuivres anglais (des saxophones et des serpents effrayants enroulés autour de leur torse) des polkas et mazurkas japonaises. Tout cela formant une chipolata qui n’est pas absolument banale. Les Japonais ont trouvé le moyen de s’assimiler en grand les choses d’Europe et de concilier avec cela un chauvinisme japonais intransigeant. Je vous assure que ces Japanise polkas, Japanise mazurkas, comme dit le programme, exécutées par des Hindous britannisés, sur un paquebot japonais en rade de Hongkong au milieu des Chinois, eh bien cela vous a un air que je qualifierai de particulier.

Mon collègue me conduit tout d’abord dans le salon pour boire à nos santés respectives un champagne qui pourrait bien être japonais et qu’on nous verse dans des verres à bordeaux ornés d’un soleil levant dont les rayons divergents prennent aussi l’apparence de chrysanthèmes. Des garçons de salle en veste blanche à boutons d’or trottent comme des rats. Il y en a des nuées. Des mousmés en robe noire, tablier blanc à bavette et qui ne peuvent s’empêcher de marcher avec le balancement du canard s’empressent aussi activement. Sur des tables sont amoncelés avec la profusion japonaise tous les produits de la cuisine européenne la plus compliquée, des gâteaux sur lesquels on a dessiné des Fuji-Yama en sucre, etc.

Ici c’est plein d’Anglais et de ladies qui s’empiffrent fort consciencieusement. Ces dames s’appliquent des salades russes sans aucun souci de patriotisme. Dans le salon des seconde classe, la colonie japonaise, toute en redingue ; des gens sérieux comme des bonzes collationnent dans un silence religieux.

Le bateau ressemble un peu à tous les bateaux. C’est un peu de la construction de camelote, les aménagements qui affectent la volonté d’être simples ont pourtant quelque chose de rococo. Mais tout y est d’une parfaite propreté. Il semble que pour le tout les mesures ont été prises sur des Japonais. Les meubles, les couchettes, les ouvertures, tout est un peu étriqué. Mais les prix aussi sont en réduction et ces Japonais vont transporter leurs passagers en Australie de Yokohama à Adélaïde, soit 38 jours de mer, pour 1 000 francs en première classe et des émigrants pour 375 francs, même 250 francs s’ils sont japonais. Et ces prix peuvent être encore abaissés de 10 à 20 pour cent.

On distribue sur le Kasuga Maru un petit prospectus que je vous envoie. Il contient des descriptions qui complètent celles que je vous donne ici. La drôlerie ne perd pas ses droits. Pour mon compte, je ne la laisse jamais passer sans la saluer afin d’entretenir la bonne humeur, mais cela n’empêche pas de penser aussi que ces Hindous qui font résonner des polkas japonaises sonnent également un « garde à vous » que les gens d’Europe devraient entendre.

Voilà des Japonais qui en deux ou trois années vont de Vancouver à Londres en passant par Marseille et de Yokohama à Melbourne. Il y a si l’on veut de quoi rire et s’amuser en société, mais il y aurait aussi de quoi réfléchir dans les campagnes.

Auguste François

 

Vue de la baie de Hongkong

 

 


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Dernière mise à jour : 11 novembre 2010