Auguste François

 

Visite à l’impératrice - Hué, 1887.

En 1887, Auguste François, l’auteur du texte ci-dessous, était directeur du cabinet du Résident général de France en Indochine, Paul Bihourd.

 

Visite à l'impératrice d'Annam, veuve de l'empereur Tu-Duc

Au palais de Hué, mai 1887

 

Le cortège qui doit nous conduire au Palais débarque au ponton de la Résidence. Deux des quatre "Grandes Colonnes de l'Empire", membres du Cô-Mat, le Conseil secret, ont été délégués pour nous accompagner jusqu'à l'entrée de la citadelle, avec une escorte d'honneur.

Ces hauts dignitaires ont revêtu le grand costume de cour : immenses robes de soie brochées dont le fond, de couleur spéciale réservée à la fonction, est brodé de dragons et de chauve-souris ; des têtes de chimères couvrent le milieu de la poitrine et du dos. Des broderies à lignes ondulées, représentant la mer agitée surmontée de nuages, frangent tout le bas de la robe retombant sur des bottes à tiges de soie emboîtées dans des sortes de sabots à quintuples semelles. Dans le dos, deux ailes de soie, rendues rigides par une armature, sont cousues à la robe, de la ceinture aux épaules, s'élevant en pointe jusqu'au-dessus des oreilles. Un bonnet de carton noir liseré d'or et orné de deux ailettes horizontales couvre la tête comme un casque. Les mains enfouies dans des manches qui balaient le sol, il n'apparaît, hors de ces flots de soie, qu'un bout de visage parcheminé, ridé, d'où pendent les quelques crins longs et raides de la moustache et de la barbe de ces gens vénérables. Physionomie impénétrable, d'une démarche lente, les bras écartés du corps comme l'exige le cérémonial, avec un mouvement de rotation des hanches, ils glissent plus qu'ils ne marchent entre leurs quatre immenses parasols verts. A quelques pas de nous, ces vieillards s'arrêtent, ils élèvent leurs bras et leurs mains invisibles, perdues dans les flots de soie, puis, les laissant retomber, ils se courbent à frôler la terre. Ce salut, trois fois renouvelé silencieusement, leurs corps reprennent la rigidité de statues, tandis que nous prenons place dans la jonque d'apparat qu'ils nous ont amenée.

A cette époque, la Résidence de France à Hué se composait d'un modeste pavillon sur la rive droite de la rivière des Parfums, immédiatement au-dessus de la berge. De l'autre côté, tout au long de la rive gauche, s'aligne la muraille, l'interminable file des créneaux de la vieille citadelle contenant le palais des Empereurs d'Annam, véritable ville impériale, elle-même murée et entourée d'une autre qui n'en est que la dépendance. L'ensemble est une masse sombre de briques noircies par les moisissures et l'humidité de la saison des pluies et sur laquelle poussent des fougères. Les murs sont percés, de distance en distance, par les voûtes basses des portes surmontées de tours carrées coiffées elles-mêmes d'une lourde toiture à retroussis. Chacune des faces, à peu près égales, se développe sur un front de près de trois kilomètres. Nous sommes placés presque en face de l'extrémité Sud et ce n'est que quelques centaines de mètres de navigation pour atteindre l'entrée impériale.

Vingt-quatre éléphants de guerre sont rangés en haie sur notre passage, de la Résidence à l'embarcadère. Ils ont les housses d'apparat, en soie rouge et leurs conducteurs, nichés sur leur nuque entre les oreilles, semblent eux-mêmes des ornements rouges piqués au cou des énormes bêtes. Au premier rang, je retrouve la grosse "Na-Na", une femelle que son mahout me conduit chaque matin ; je lui offre d'ordinaire un bananier qu'elle a permission d'arracher dans le jardin ; elle explore aussi mes poches du bout de sa trompe pour en retirer un morceau de sucre ou quelque menue monnaie qu'elle passe à son conducteur. Habituée à ces douceurs depuis mon arrivée, il ne faut pas moins, aujourd'hui, que le crochet de son mahout planté dans son oreille, pour la maintenir dans le respect du protocole et de ma personne brodée.

Nous prenons place dans la nef impériale et, pour ce trajet de quelques minutes, nos accompagnateurs nous offrent le thé suivant les rites. Départ majestueux à la remorque de deux pirogues longues et effilées littéralement couvertes de rameurs pagayant debout et de musiciens jouant de flûtes et de divers instruments à cordes, tout ce personnel en livrée de perroquets, rouge et vert.

Une moitié des éléphants, la file de droite, s'est mise à l'eau et passe sur la rive opposée, en sorte que nous progressons toujours encadrés de nos pachydermes militaires. Ce n'est certes pas un tableau banal que l'ensemble de ce cortège glissant sur les eaux claires reflétant ces bateliers et musiciens multicolores, le long des remparts de cette antique cité de Hué, toute remplie d'une histoire mystérieuse et de tragiques légendes et qui était demeurée inaccessible à tout étranger jusqu'à la venue de nos troupes.

Encore celles-ci ont-elles fait, il y a peu de temps, l'expérience de la fourberie annamite et n'ont-elles échappé au massacre que par miracle, lorsque, l'année précédente, le Général de Courcy ayant réuni tous ses officiers dans une réception à la Résidence, le détachement demeuré sur l'autre rive fut assailli, au milieu de la nuit, par les troupes impériales et fusillé du haut de la muraille dans un réduit en contrebas, le Mang-Ka devant lequel nous défilons précisément en ce moment. C'est en effet par un véritable miracle que les officiers purent retraverser la rivière et reprendre le commandement de leurs hommes. Grâce à l'héroïsme d'une compagnie de zouaves, une poterne fut forcée et les troupes échappèrent à la destruction en faisant irruption dans la citadelle. Le coup manqué, les hauts mandarins emmenèrent dans la brousse le petit empereur Ham-Nhi, abandonnant dans le palais la vieille impératrice douairière, que nous allons présentement visiter, et son autre arrière petit-fils que nous avons placé sur le trône, successeur de son frère errant actuellement dans les montagnes avec le Régent et les mandarins révoltés.

Comme fond de tableau, nous avons sous les yeux le massif sauvage et encore inpénétré de la Chaîne Annamitique et, se détachant sur le ciel, la colline dite de l'Empereur, entaillée en forme de trapèze régulier et frangée, sur ses contours, d'une ligne d'arbres ajourée comme une dentelle, œuvre de Gia-Long, le Louis XIV annamite. A cette heure du jour, tout flamboie, nature et murailles, sous un soleil de feu.

Il n'a fallu que quelques instants pour aborder devant l'appontement de l'Empereur, communiquant directement avec une porte et un couloir sombre. La file de gauche des éléphants passe à son tour la rivière à la nage et se range en face des douze autres et c'est entre quarante-huit pointes d'ivoire que nous gagnons l'entrée. Les deux "Colonnes de l'Empire" nous font ouvrir une massive porte de bois bardée de fer qui tourne en mugissant furieusement sur ses gonds de bois. Au-delà, une haie de soldats annamites, jambes et cuisses nues, casaque rouge bordée de noir avec, sur la poitrine et le dos, brodée en haut relief, une tête de dragon à moustaches cornues et crocs menaçants ; sur la tête, un petit casque conique en en lames de bambou ; comme armes, des tridents, des lances, des fers contournés d'aspect le plus terrifiant ; c'est le bataillon des "Tigres", comme il est écrit sur leurs casaques, qui va former notre nouvelle escorte. D'un pas lent de procession, nous cheminons dans des cours qui se succèdent interminablement ; nous traversons des voûtes obscures, nous franchissons des portes qui grincent, pour retrouver d'autres cours toutes pareilles entre de hautes murailles de briques constellées de petites fougères. Dans ces fosses, il règne une chaleur tuante. Combien traversons-nous de ces voûtes, de ces portes crénelées aux toitures cornues ?

Enfin, près d'un portail plus monumental, se tiennent, telles des cariatides, les deux autres "Grandes Colonnes de l'Empire", le Van-Minh, ministre de la Justice, et le Kinh-Luoc, président du Cô-Mat. Ce dernier est le beau-père de l'Empereur ; Dong-Kanh est en effet le frère aîné de Ham-Nhi ; il avait été écarté du trône par le Régent en révolte ; il vient de prendre pour première femme la fille de son premier ministre, Nguyen-Heou-Dô. Ces deux plus hauts dignitaires portent, comme leurs collègues, les couleurs de leurs fonctions : le Van-Minh est vêtu de soie bleu de ciel, le Kinh-Luoc porte une robe abricot. Nous recevons d'abord leurs prosternations et, avec un renfort d'hommes d'armes et de parasols, nous pénétrons dans l'enceinte du palais proprement dit. Une nouvelle marche processionnelle reprend ; nous nous enfonçons toujours plus profondément dans ces lieux mystérieux. De nouvelles portes tournent et se referment immédiatement sur nous. Nous glissons silencieusement sur le gazon qui envahit ces cours désertes. On se sent transporté dans un monde irréel.

Au fond d'une enceinte encore plus vaste, entourée de bâtiments plus élevés, nous sommes à une sorte de guichet. Les quatre grands dignitaires nous introduisent dans une salle d'attente, ils nous servent du thé rituellement et se retirent après un triple salut. Ils ne peuvent pas aller plus avant : nous entrons dans le domaine réservé à la vieille Impératrice et nous sommes confiés aux eunuques. Quatre d'entre eux, habillés de soie prune, coiffés de turbans roulés à petits plis serrés, nous font entreprendre un nouveau pèlerinage au travers d'autres enceintes.

Un nouvel arrêt devant un second guichet ; les eunuques se prosternent front contre terre et nous remettent aux mains des femmes. Guidés par elles, nos pas deviennent encore plus lents, le silence semble plus profond ; nous devons passer les frontières d'un monde. Orphée franchissant le seuil des enfers !

Deux cours, deux voûtes et nous avons devant nous un long pavillon, une galerie avec façade entièrement à jour devant laquelle un détachement de fantastiques guerriers barre l'entrée centrale. Ces guerriers portent les uniformes les plus anciens de la cour d'Annam, robes de coupe indescriptible, de larges épaulières, des cuissards brodés, d'un bariolage violent et des bordures dentelées, multicolores ; des casques noirs de carton ou de cuir rappellent absolument les casques des gladiateurs. En prenant le contact, nous découvrons que ces guerriers sont du sexe féminin, gardes du corps de la vieille Impératrice, ridées, jaunes comme cire, plus ou moins contemporaines de leur souveraine. Une armée de sorcières avec un détachement de musiciennes, joueuses de flûtes, d'espèces de guitares et de tambourins.

Dans quel Walpurgis sommes nous descendus ? Sûrement pas dans le paradis de Mahomet ! Ah non, nous n'avons pas affaire à des houris.

C'est enfin le terme du voyage. Ayant passé en revue cette vieille garde, nous pénétrons, obligés de nous courber sous le bord de la lourde toiture, dans un hall immense sans autre ornementation que celle de sa charpente sculptée et ses piliers laqués. Une sorte d'alcôve s'enfonce au centre de la face postérieure, voilée par un rideau de nattes. Trois massifs fauteuils en bois de fer, drapés de soie rouge, sont disposés devant ce rideau ; nous y prenons place comme à l'orchestre de quelque théâtre et attendons l'arrivée de l'Empereur qui doit nous rejoindre.

Il fait son entrée par une petite porte dérobée, sans suite et dans le simple costume d'un annamite cossu, ne se distinguant que par un turban de crépon jaune. Devant sa vieille aïeule, il ne se présente pas en Empereur, mais en enfant respectueux, plein d'humilité.

Nous n'échangeons avec lui aucune parole ni salut. De suite il va s'agenouiller devant l'alcôve et aussitôt deux femmes de service, en robes sombres, la tête cerclée d'un turban noir enroulé à tout petits plis, étroits comme des rubans, encadrant le front comme une auréole, saisissent le bas du rideau qu'elles roulent lentement et découvrent le fond de la petite scène. L'Empereur se prosterne, front contre terre, lorsque apparaît dans le clair-obscur la vieille souveraine, veuve de Tu-Duc, étendue sur un lit bas, simple estrade de bois dur recouverte d'une natte dépourvue de moelleux, le coude appuyé sur un coussin. Elle est vêtue d'une tunique jaune, pieds nus, immobile comme une statue sur son socle. Elle a près de quatre-vingt dix ans ; ses yeux d'aveugle trouent un visage de cire et complètent encore l'illusion d'un bloc inanimé.

Cette vision ne dure qu'un instant. Ses femmes déroulent aussitôt la natte qui retombe et la dissimule. L'Empereur qui s'est tenu prosterné se relève et s'assoit sur un simple tabouret. Tableau saisissant que celui de ce jeune homme, armé d'un pouvoir absolu, autorité redoutable qui peut à tout moment faire tomber la tête des plus hauts de ses sujets, courbé dans la posture de la plus extrême humilité devant cette autorité encore plus auguste de la Famille.

Une conversation s'engage alors, des plus banales, mais avec un protocole encore impressionnant. Notre Ministre ayant exprimé ses hommages, l'interprète les traduit à voix basse dans l'oreille de l'Empereur qui les répète de même à l'une des femmes de l'Impératrice ; cette femme s'en va d'un pas de nonne, contournant toute la moitié du hall pour atteindre l'arrière de l'alcôve, et transmet enfin le message à sa maîtresse. Quelques éclats d'une voix cassée s'entendent de l'autre côté du rideau : c'est la réponse qui nous revient par le même chemin, avec les mêmes retransmissions, par la bouche de l'Empereur. Une telle conversation est nécessairement languissante. Après quelques phrases de politesse, nous prenons congé et, repassant en revue la garde, retraversant les cours et guichets, confiés aux mains des femmes et par celles-ci aux eunuques, nous sommes enfin repris en charge par les grands Mandarins.

En nous retrouvant sur la rivière, dans la jonque impériale, entre les quatre "Colonnes de l'Empire", escortés par les éléphants, succédant à ces marches, à ces rites, à ces gestes de fantômes, à tout de fantastique cérémonial asiatique remontant aux plus lointaines époques d'histoire, il fallait un effort pour s'assurer que ces quelques heures avaient été vécues dans la réalité.

Auguste François

 

Brevet du Dragon d’Annam décerné en 1887 au ministre Jules Develle. Il est signé par Auguste François.

 

 


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Dernière mise à jour : 2 février 2010