Auguste François

 

Visite à Nagoya - Japon, 1887.

En 1887, venant de Hanoi, Auguste François, qui était son directeur de cabinet, avait accompagné au Japon Paul Bihourd, le Résident général en Indochine successeur de Paul Bert. En route ils firent escale à Hongkong où ils furent reçus par le gouverneur britannique. De ce voyage il laissa un récit fragmentaire.

 

Août 1887.

La Comète nous met à Hongkong pour y rejoindre l'Océanien, le courrier de Yokohama. Apporté sur un bateau de guerre, l'incognito est impossible à Bihourd dans ce dominion britannique. Nous déposons nos cartes chez le gouverneur. Réponse : une invitation à dîner.

 

La Résidence est édifiée sur un entablement du rocher planant au-dessus de la rue qui borde la mer en un interminable ruban de façades toutes semblables et que viennent couper des ruelles en escalier dressées comme des échelles le long des premières pentes du pic.

Des palmiers, des lataniers, des flamboyants, des bouquets de bambous, des buissons d'arbustes à fleurs poussant dans une terre apportée, l'entourent et l'ombragent d'une végétation puissante aux fortes senteurs tropicales.

L'ensemble est celui d'une grande villa, dans un bouquet de verdure, sur un espace très mesuré.

Nos rickshaws nous déposent, au soir tombant, devant un portail voûté comme une entrée de fort. A l'intérieur, deux grands diables de soldats d'infanterie coloniale arpentent la cour de leurs jambes d'échassiers dont la longueur est exagérée encore par leur petite veste terminée aux aisselles. Elle est rejointe par les tuyaux raides du pantalon tendu par des sous-pieds. Ils ont substitué, avec bonheur, le petit macaron, posé de travers sur leurs cheveux blonds, à l'ample casque colonial et, avec la jugulaire sous la lèvre inférieure, ils ne diffèrent en rien des factionnaires de Londres.

A notre entrée, ils regagnent leurs guérites en deux enjambées et se figent au garde-à-vous en faisant claquer leurs fusils à en démolir le fût.

Cela contraste assez avec nos bons zouaves, montant la garde nonchalamment à notre porte de Hanoi dans leurs amples vestons blancs et leur jupon de toile, le casque trop grand enfoncé jusqu'aux épaules et traînant leur fusil comme un outil, les mains derrière le dos. Mais ceux-là se réveillent dans la brousse.

Le gouverneur se faisant attendre, nous contemplons de la terrasse le merveilleux panorama qu'elle domine, la rade immense sous la lumière des derniers rayons d'un soleil d'août qui, sur la côte chinoise en face, fait flamber le sol rougeâtre de Kow-Loon. Sous nos pieds les eaux lourdes aux petits plissements huileux étincellent encore et dans le crépuscule qui tombe rapidement la nuée des bateaux que nous surplombons sont comme une nuée de canards posés sur l'eau.

Sa Hauteur Desvœux daigne enfin paraître. Cet Anglais, d'origine française, exagère le maintien d'attitude de sa nationalité. Long, mince, raide, impassible, distingué, ne parlant pas un mot de français, il nous accueille avec une courtoisie muette, distante qui ne s'exprime que par quelques gestes rares. Il est bien l'Anglais gourmé, supérieur et, par surcroît, chargé de l'honneur de garder le trône de la reine Victoria sur cette île à cette extrémité du glorieux empire... [La fin de ce récit a été perdue.]

 

 

Hospitalité du Général Kura-Kawa - Mœurs japonaises

 

Par autorisation spéciale du ministère de la Guerre, nous embarquons à Yokohama, pour aller visiter la célèbre citadelle de Nagoya.

Un minuscule vapeur japonais nous transporte en quelques heures, longeant à quelques encablures la côte verdoyante, avec comme fond de tableau la silhouette du Fuji-Yama. Comme passagers, quelques soldats japonais de la nouvelle armée instruite à l'européenne par notre mission militaire. Je m'amuse à contempler un petit sous-officier vêtu d'un uniforme mi-partie allemand, mi-partie français, casquette prussienne et guêtres blanches, qui s'essaye à une conversation en français avec mon boy annamite.

Au débarcadère du petit port, nous sommes attendus par un officier d'ordonnance du général commandant la forteresse de Nagoya qui nous porte l'invitation de son chef, le général Kura-Kawa, d'accepter l'hospitalité dans sa résidence. Cet officier, le lieutenant Kato, porte l'uniforme de cavalerie, dolman bleu à brandebourgs, culotte rouge collante dans des bottes hongroises et képi rouge orné d'un étincelant soleil levant. Ce jeune hussard, formé par nos officiers, parle assez couramment le français. Il nous fait monter dans un landau attelé de deux petits chevaux japonais et nous franchissons rapidement les quelques kilomètres menant à Nagoya, sur une route bordée de maisonnettes parmi des bouquets de bambous.

Kato nous introduit dans un pavillon entouré d'arbustes, mis à notre disposition par le général, dans l'enclos de sa résidence personnelle. Tout le personnel domestique, rangé derrière le petit portique d'entrée, nous accueille avec les plus vives manifestations de bienvenue, hommes et femmes pliés en deux dans leurs kimonos fleuris, les mains sur les genoux qu'elles frictionnent vigoureusement, tandis qu'on nous exprime les compliments rituels, entrecoupés d'aspirations bruyantes et de petits hennissements tout à fait réjouissants.

Notre habitation est une délicieuse maisonnette tout en bois de pin, sentant bon la résine et tellement net qu'on le croirait sorti à l'instant du rabot du menuisier. Un rez-de-chaussée de deux pièces avec un vestibule d'où part un escalier conduisant à un étage de même distribution. Les piliers de l'escalier sont faits de fûts de pins écorcés et polis, simplement travaillés dans les parties nécessitant l'ajustage des marches et de la rampe, travail à la fois rustique et artistique. A terre, des tatamis immaculés, carrés de nattes fines, tendus dans des cadres de bois et sur lesquelles naturellement on ne marche qu'en chaussettes ou avec des babouches, dont il existe tout un assortiment, en peau de singe.

Bihourd ayant choisi l'appartement de l'étage, je m'installai au rez-de-chaussée avec l'interprète Yass.

Bientôt le général Kura-Kawa nous fait annoncer sa visite et, comme je me porte au devant de lui pour l'accueillir dans le vestibule, je le trouve en compagnie d'un colonel, son chef d'état-major, tous deux en grand uniforme, constellés de décorations, retirant leurs grandes bottes à l'écuyère sous le porche. Et nous voilà nous saluant, nous frictionnant les genoux, reniflant entre chaque compliment. J'ai peine à garder mon sérieux à nous voir tous quatre en chaussettes, accroupis sur des escabeaux bas, les deux Japonais, tout dorés de galons et de croix, empêtrés d'un grand sabre de cavalerie, sans cesse se courbant, se frictionnant les rotules. Je m'applique à imiter nos hôtes et, comme eux, je renifle harmonieusement à chaque fin de phrase, tandis qu'eux ponctuent chacun de mes mots de hi-hi-hi lancés d'une voix de tête comme les jappements d'un petit chien qui rêve.

Un tel entretien ne se prolonge guère. Assurés de l'excellence de nos santés, nos visiteurs se retirent, toujours se frictionnant, hi-hi-hi, et se réintroduisent laborieusement dans leurs bottes. Nous les suivons de près pour leur rendre tout aussi protocolairement leur politesse et comme la journée est un peu avancée, nous nous bornons à parcourir la petite cité de Nagoya et à prendre une vue de la série de cubes de maçonnerie qui représente le donjon, perché sur un tertre, sans autre architecture qu'une haute toiture à retroussis et qu'un énorme poisson d'or, ou doré, qui la surmonte, abrité sous un treillage protecteur, comme dans un garde-manger.

A chacune de nos sorties et rentrées, tout le personnel à notre service est rassemblé sous le portique et, toujours se frictionnant, se désole de nous voir nous éloigner ou déborde de joie à notre rentrée. Il en peut être ainsi pour chaque absence, ne serait-ce que de quelques minutes, avec la cérémonie de nous retirer ou nous remettre nos chaussures, dès que nous quittons ou rejoignons nos cantonnements.

 

Le dîner nous est servi dans l'appartement de Bihourd, sur un plateau couvert de soucoupes contenant des œufs, du poulet, d'une espèce de saumon cru dont les tranches minces comme les feuillets d'un livre conservent la forme. Les bâtonnets sont remplacés par des fourchettes, et, afin de nous traiter d'une manière tout à fait européenne, on nous a procuré un flacon d'un vin médicinal pris dans une pharmacie.

Redescendu dans mon appartement, je le trouve envahi par une troupe joyeuse de mousmés en kimonos fleuris. Ce sont les filles du général, leurs cousines et amies. Elles ont mis au pillage mes malles dont le contenu est dispersé sur les tatamis. Chacun de mes objets de toilette et de mon équipement de nuit passe de main en main avec des rires et des exclamations de surprise. On m'assaille de questions par gestes et je réponds par une mimique semblable. Ces demoiselles ne se lassant pas, j'explique éloquemment que je voudrais bien me coucher, en enlevant mon veston. Pour plus de persuasion, je me retire derrière un paravent en brandissant ma chemise de nuit. Cela excite une joie folle. On me suit, on m'arrache ce vêtement, on m'apporte un kimono jugé plus confortable. Ma chemise de jour retirée d'autorité, c'est une stupéfaction de découvrir un torse plus blanc que le visage bronzé par le soleil du Tonkin et, s'arrêtant de me passer le kimono, on s'extasie sur ce phénomène. Toutes les mains viennent s'en convaincre par un massage en règle. En même temps je leur parais encore plus grand ainsi dépouillé, ce qui est manifesté en montant sur les petits tabourets et mesurant l'espace vide entre mon crâne et les poutres. La situation devient gênante et j'ai recours à l'interprète pour expliquer aux jeunes personnes que leur pudeur pourrait se trouver offensée si elles persistaient à procéder davantage à mon petit coucher. Yass répliqua, avec un ton de dignité nationale offensée, que les filles du général n'étaient pas des esclaves et qu'elles étaient libres de pousser aussi loin qu'il leur plairait cet amusement et l'étude de mon anatomie. Obligé ainsi par les lois de l'hospitalité, il me fallut longtemps encore, une fois revêtu du kimono, prendre part à des petits jeux de société japonais, avant de pouvoir m'étendre sur les tatamis entre deux couvertures de soie capitonnée, la tête sur un makoura de bois rembourré de papier.

 

Dans la matinée suivante, nous visitions les salles de la forteresse dont les murailles sont couvertes de peintures fameuses, scènes de batailles homériques, cortèges de daïmios, de samouraïs, aux couleurs éclatantes. Des boiseries splendides surmontent les portes, panneaux sculptés, ajourés, peints : fleurs, vols d'oiseaux, surtout de grandes grues capuchonnées de rouge s'enlevant en files jusqu'au plafond. Et ces salles sont des chambrées, occupées par des soldats. Les lits, à l'imitation des châlits de nos casernes, sont rangés devant ces chefs-d'œuvre, aussi respectés par ces petits troupiers jaunes, aussi préservés que les tableaux de nos musées.

Après quoi, ayant pris congé du brave général Kura-Kawa, nous prenions, en djinrikja, la route du lac Biwa.

 

Auguste François

 

Armure japonaise rapportée par A. François

 


Retour au début

 

Dernière mise à jour : 5 février 2010