Les militaires
de Lang-Son. Long-Tcheou, 1897.
Depuis 1896, Auguste François, consul de France
envoyé en Chine par le ministre des Affaires étrangères Hanotaux, avait sa
résidence à Long-tcheou (Longzhou, Guangxi). Long-tcheou est très proche de la
ville tonkinoise de Lang-Son. A l’époque, la France développait des projets de
chemin de fer pour pénétrer le sud de l’empire chinois. Mais la mission la plus
importante du consul était d’obtenir des autorités chinoises le respect de la
frontière séparant la Chine de l’Indochine française. Côté chinois,
l’interlocuteur principal du consul était Sou-Yuan-Chun, un haut fonctionnaire
qui portait le titre honorifique de Sou-Kong-Pao et que les Français appelaient
le Maréchal Sou.
Les
militaires de Lang-Son
Long-Tcheou, 1897
1 - Mes agents de
renseignements me signalent qu'un convoi de munitions destinées à la piraterie
s'apprête à partir vers le Tonkin.
Les indications sont précises
: vingt porteurs prennent très tranquillement la grande route de Lang-Son ;
d'autres groupes se dirigent vers la Porte de Bo-Kap. J'ai même le modèle des
cartouches. Un panier s'étant défoncé en plein marché de Long-Tcheou, mes
agents ont aidé à ramasser le contenu et m'ont gardé un échantillon. Je sais en
outre qu'un parti de pirates est arrivé hier du Tonkin, conduisant quinze
femmes annamites volées, et c'est le produit de la vente de ces femmes qui paie
les munitions.
Vite, un télégramme au Colonel
de Lang-Son. Il a vingt-quatre heures au moins pour prendre ses dispositions,
et mes indications sont sûres. Je puis même préciser la répartition des charges
entre les différentes bandes de Luong-Tam-Ki.
2 - Je n'ai pas de réponse du Colonel, mais j'ai
des nouvelles des pirates. Elles sont bonnes : tout leur convoi a passé, sans
la moindre rencontre d'une surveillance ; toutes les cartouches sont arrivées à
bon port, et se trouvent actuellement dans les gibernes du chef chinois.
3 - Un tchaï-kouan de Sou-Kong-Pao me
porte un billet très aimable de son chef. Sou se languit de ne pas me voir : « Quand
deux amis aussi chers sont séparés, où saurait être le bonheur ? » Et
cependant, il ne peut venir vers moi. Il est retenu par un vœu qu'il a fait ;
il se sacrifie au salut du peuple. Voici la chose :
La chaleur est terrible, et pas un nuage dans l'air
; les rizières sans eau se crevassent ; les jeunes racines, à nu, se brûlent au
soleil de feu ; la pluie attendue ne tombe pas ; encore quelque temps de cette
température et c'est la famine assurée, les gens mourant de faim, les troubles
et la piraterie.
Sou s'est dévoué : il s'est
fait porter au haut d'un rocher, dans la grotte qu'il a fait aménager, où il a
érigé une pagode ; et il a fait le vœu de n'en pas sortir que la pluie ne soit
tombée. C'est pourquoi il me prie de venir à lui, et, si je ne suis pas effrayé
par son menu qui doit être maigre, tout de légumes - conséquence du vœu -
j'accepterai son dîner. Je serai ainsi agréable aux Génies, et cette
collaboration m'assurera la reconnaissance des populations.
C'est chose convenue.
J'exercerai en leur faveur mes influences météorologiques.
Auguste François et Sou-Yuan-Chun. Longzhou,
1897
Huit lis sur le
Song-Bang-Giang[1], par une température de cinquante degrés sous la
paillote de la jonque, et nous sommes au pied du célèbre rocher, pointe
calcaire de près de deux cent cinquante mètres, qui sort de terre comme une
muraille inaccessible sur toutes ses faces. L'entrée de la grotte se trouve à
quelque quatre-vingts mètres du plan d'eau. Sou a fait pratiquer un escalier s'appuyant
sur des aspérités et qui, par endroits, surplombe le vide. La garde
particulière du Kong-Pao s'étage sur les marches. Tout de rouge vêtus, d'un
rouge de coquelicot, les soldats apparaissent comme des fleurs gigantesques,
piquées avec des buissons de brousse, dans les anfractuosités du rocher. On ne
peut songer à faire passer là les brancards d'une chaise. Nous nous asseyons
sur un fauteuil ordinaire, aussitôt enlevé par les hommes, qui ascensionnent
ainsi, repassant le fauteuil dans le vide, à ceux qui sont placés au-dessus
d'eux, lorsqu'il est impossible de tourner ou que la marche est trop haute. On
arrive ainsi à une sorte de petite terrasse, quartier de roche qui a été aplani
et sur lequel Sou a fait construire un portique. Cette porte franchie, un
véritable escalier est pratiqué, qui conduit à l'entrée de la grotte, grande
comme une porte cochère naturelle avec une belle voûte oblique. On débouche
ainsi dans une cavité immense, dont Sou a fait remblayer le sol par des
milliers de soldats, car la dent de calcaire était creuse presque jusqu'au
pied. La chambre ne saurait être mieux comparée pour la forme, qu'à une salle
de théâtre, bien que plus élevée, des dimensions de l'Opéra, avec des loges,
des avant-scènes, des baignoires isolées, fissures naturelles que la piété de
Sou a transformées en chapelles, et dont les ouvertures irrégulières ont été
plaquées de petits portiques à toit rehaussé, comme celui des pagodes. Un
immense trou, plus bas et presque obscur, représenterait la scène, alors que la
salle - haute de vingt à quarante mètres par places - est faite de voûtes
extraordinaires, s'entrecoupant sans supports dans l'énormité du rocher. Dans
la partie culminante, une sorte de cheminée oblique de huit à dix mètres de
large forme lucarne sur le ciel, perçant la montagne jusqu'au faîte. Pas un de
ces piliers de stalactites, comme il en est de si curieux dans la plupart des
autres cavernes de ce pays. Seule, une pointe de roche partant du sol s'arrête
en face de la lucarne, dans la grande lumière qui en tombe. Un escalier
rustique, en spirale, contourne la pierre ; une grande fissure a été
transformée en sanctuaire, richement décoré de nacre et d'or ; le sommet
aplani, pourvu d'une galerie taillée à même la pierre, est comme une chaire
gigantesque qui domine toute la grotte.
Il faut admirer le parti que
Sou a su tirer de ce lieu, sans rien gâter de ses beautés naturelles. Il s'est
borné à décaper le rocher, à faire apparaître son marbre jaunâtre, débarrassé
de toute gangue ; sur les parties à peu près planes, il a fait sculpter,
immenses, de ces superbes caractères chinois, si décoratifs, et les entrées des
chapelles, disséminées suivant le caprice des veines de pierre, avec les idoles
dorées, reflétant les lampes, sont comme des tableaux accrochés aux vastes
murailles naturelles.
Quand on pénètre dans cette
salle, l'impression est saisissante, sous les multiples jeux de lumière des
lampes dans les trous obscurs, de ce demi-jour qui vient du tunnel, et du
faisceau de rayons solaires tombant de la lucarne. C'est d'un grandiose et d'un
pittoresque imposants, que les habitants actuels contribuent à augmenter.
A mon arrivée, Sou, venant à
ma rencontre, descend les marches du sanctuaire au milieu de son escorte
d'officiers et de tchaï-kouan, en robes de couleurs vives. Ce cortège
descend dans la traînée lumineuse pour s'enfoncer dans l'ombre profonde de la
salle, et la scène est féerique à ce point que notre abord prend une allure
solennelle, toute différente des épanchements généralement bruyants de nos réunions.
Il semble que nous officions.
L'homme qui a fait cela est
loin d'être un esprit vulgaire. On n'imagine pas sous ce jour un général
chinois. C'est à la fois un mystique, un artiste et un sybarite.
Je constate tout d'abord que
le thermomètre est ici de dix degrés plus bas que la température qui brûle le
riz : un bienfaisant appel d'air, du tunnel à la lucarne, ventile doucement. Je
comprends la piété de Sou, et je ferais vœu sans la moindre hésitation de vivre
sur ces rochers jusqu'à l'automne, inaccessible aux importuns, ayant sous les
yeux un admirable panorama : le cirque sauvage dans lequel est enfermée
Long-Tcheou, enceinte crénelée, sombre et farouche, encerclée de rochers
fantastiques et découpés en dents de scie, un bourrelet de rizières et de vergers
séparant les deux murailles, et, pour tracer le diamètre, le ruban plissé du
Song-Bang-Giang, rejoint sous la citadelle par le cours bondissant du
Song-Ki-Kong, étincelant éternellement du levant au couchant.
En revanche, le menu est
sévère : après les œufs de conserve dont les tranches moisies ont l'aspect du
roquefort, du potage aux herbes comme une décoction de poireaux, divers
tubercules et racines aquatiques, avec les fruits de la saison. Mais est-ce
bien là le menu journalier ? En tout cas, Sou possède ici une cave, et le jeûne
ne lui interdit pas le champagne. D'ailleurs, il a son opium, et c'est sur sa
fumerie, ayant absorbé les émanations d'un nombre convenable de pipes, que
j'apprendrai sans doute les motifs vrais de cette ascension et de ces agapes
dépuratives.
Nous y voici. Vers la
quinzième pipe, Sou, qui est demeuré muet, prend nonchalamment un papier
préparé et me le tend : "Lisez donc ceci, vous en serez peut-être
intéressé". Et il grille une nouvelle boulette.
Le papier est européen, de
format ministre, et son contenu est dactylographié. Le timbre porte : 2°
Territoire militaire, Lang-Son. Le Colonel commandant le Territoire.
« Monsieur le Maréchal,
« J'ai l'honneur de vous
communiquer le télégramme suivant qui m'a été adressé par Monsieur le Consul de
France à Long-Tcheou :
(suit la teneur littérale du
télégramme adressé par moi pour aviser du passage des pirates et des
cartouches).
« Je vous serais
reconnaissant de me faire savoir ce qu'il peut y avoir d'exact dans cette
information du Consul de France.
« Veuillez agréer, ...
signé : Le Colonel F. de J.
Non, voyons ! Est-ce que j'ai
bien lu ? Est-il bien exact qu'un colonel français, prévenu d'une violation de
frontière et d'un transport de munitions qui le menace, ayant vingt-quatre
heures pour agir, ait pu ne pas bouger d'abord, et vérifier ensuite, sous cette
forme bureaucratique, l'exactitude d'une information fournie par le
représentant officiel de son pays, auprès d'un général chinois qui a souvent
l'obligation de fermer les yeux sur ces incursions de pirates, surtout quand il
s'en débarrasse lui-même à notre profit ?
C'est insensé, et pourtant
cela est. Le papier et la signature viennent bien de Lang-Son ; je connais trop
bien l'un et l'autre.
Sou a un instant interrompu sa
pipe. Soulevé sur son coude, il cligne de mon côté son œil bridé, et toute son
expression signifie : « Ils vont bien, vos gens, n'est-ce pas ? Peut-être
n'était-il pas inutile que vous sachiez à quoi vous en tenir. »
Je soupçonnais déjà que si
j'avais eu une information aussi précieuse, c'était par l'intermédiaire caché
de Sou, qui - ne voulant ou ne pouvant agir lui-même - me faisait donner les
moyens d'arrêter ces pirates à notre propre frontière. Il est assez visible que
le Colonel de J. est jugé, dans l'esprit des Chinois.
« Voulez-vous m'autoriser
à prendre copie de cette lettre ? »
Et Sou, détachant de ses mains
la double feuille blanche du dit papier, la tendit à mon crayon.
Un évêque possède la
délégation du Ministre de France[2]
! Un colonel correspond - et comment ! - avec le Maréchal chinois ! A quoi
est-ce que je sers ici ? ? ?
Auguste François
La Porte de Chine à Nam-Quan, qui marquait la
frontière entre Long-Tcheou et Lang-Son.