Négociation commerciale
(Chine, 1899).
Négociation commerciale en Chine
Sur la route entre Kouei-Yang et Yun-Nan-Fou
20 septembre 1899
Mon
cher ami,
Nous
faisons notre entrée dans Cha-Kouei sous une pluie cinglante, par des rues
boueuses au milieu d'une foule considérable qui se comprime sous les auvents
des boutiques.
Je
trouve à acheter ici quelques bijoux de femmes, des bracelets et des pendants
d'oreilles excessivement chargés, le tout d'une argenterie tellement faible de
titre, que le prix d'achat se trouve être le poids du métal diminué d'un
dixième. Cette transaction offre un bel exemple des commodités monétaires de ce
pays, où l'argent monnayé n'a plus cours que pour son poids apprécié, suivant
la balance de chacun, et pour un titre laissé également à une appréciation
fantaisiste. On ne se sépare pas de sa balance. Moi-même je possède la mienne.
Une fois d'accord sur le prix de ma bijouterie, il a fallu convenir de la
qualité de l'argent que je donnerais en paiement. Il existe à peu près autant
d'espèces d'argent que de localités, pourtant on reconnaît généralement que le
métal du Sseu-Tchouen est le meilleur, le plus pur. Quel moyen a-t-on de le
vérifier à première vue ? Quelle garantie offre la marque qu'il porte et qui
est celle d'un changeur ou d'un négociant très quelconque ? Mystère. Mais
enfin, c'est ainsi.
Pour
n'avoir pas de difficultés, je me suis muni d'argent de Tchoung-King. Il se
présente en lingots de la forme d'une moitié d'œuf d'oie ; le poids est de dix
taëls en moyenne, soit environ trente-cinq francs. Sur la face plane, on lit le
cachet du fabricant. La partie convexe est criblée de coups de poinçons donnés
par les précédents propriétaires. C'est dans ce lingot que l'on taille, que
l'on charcute comme l'on peut, pour payer les petites sommes. Maintenant, -
circonstance excessivement avantageuse, - dès qu'un de ces lingots est découpé,
il perd aussitôt sa valeur privilégiée ; il devient du Koai-che yin,
de la grenaille d'argent, qui n'est plus acceptée que pour un titre absolument
inférieur. Le mieux est donc de changer tout de suite une partie du numéraire
contre cette espèce de petite monnaie faite de rognures de métal, de toutes
formes et de toutes dimensions. C'est là une première occasion de perdre au
change, sur le poids de ce que l'on donne et sur celui de ce que l'on reçoit en
échange, le banquier faisant très naturellement usage de deux balances
distinctes, pour chacune de ces opérations. Dans presque toutes les villes que
l'on traverse, on trouve l'obligation de changer à nouveau contre du métal
ayant cours sur la place ; enfin, il faut encore, pour une foule de choses, se
procurer des sapèques d'un nouveau change, nouvelle pesée, nouveaux cours,
contre une monnaie que j'ai vu varier de six mille
sapèques à neuf cents pour un taël d'argent d'environ quatre francs. Si l'on se
tire d'affaire avec une perte au change de vingt pour cent, on doit s'estimer
fort heureux.
Donc,
les bijoux que je convoitais sont pesés ainsi que mon argent avec ma propre
balance, d'abord par mon homme à moi, et ensuite par le vendeur. Et il ne
faudrait pas croire que ce fut là une opération simple. Chacun tire la ficelle
à sa manière, sur cette espèce de balance romaine, faite d'une tige d'os ou de
bois, graduée. Enfin, on se met d'accord. Vous pensez que l'affaire est conclue
? Ah mais non ! On remporte le tout chez le marchand, et là, on recommence les
pesées avec son propre instrument. Au bout d'une heure ou deux, vos gens
reviennent : les balances diffèrent. Alors, devant cette difficulté, chacun
allume sa pipe et on discute. Puis, on reprend les balances, on repèse. On
découvre que les choses n'ont pas changé. On refume, on rediscute, et les
balances ne se mettent toujours pas d'accord. Alors on prend le parti d'aller
peser chez un tiers. Et l'on s'en va par la ville, en quête de nouvelles
balances, qui donnent tort aux deux premières. Enfin, on vous propose, - si les
choses s'arrangent bien, - à la fin du jour, lorsque l'heure du repas vient
influer sur les discussions, une cote toujours mal taillée pour vous. Vous
perdez encore quelques fractions de taëls, votre marchand a dépensé sa journée
entière, mais il ne lui vient pas à l'idée de rechercher s'il a manqué quelque
autre occasion de vente, ou si son travail n'a pas été interrompu fâcheusement :
il a grappillé quelques sapèques indûment, et c'est le résultat qui le
satisfait le mieux.
Auguste François
Balance chinoise dans son étui en bois (Long 28
cm)
Lingot d’argent de 10 taëls (face et dos)
Dernière mise à jour : 10 novembre 2020