Puces et rats.
Yunnansen, 1901.
De 1900 à 1904, Auguste François résida à
Yunnansen, la capitale de la province chinoise du Yunnan. Le consul logeait
dans un yamen, vaste ensemble de cours et de bâtiments à usage mi-public
mi-privé pour lui et son nombreux personnel composé surtout de Chinois. Le
yamen hébergeait aussi quantité d’animaux : chiens, chats, chevaux, lapins,
singes ou panthères.
Puces et rats
Yun-Nan-Sen, juin 1901
D'une de mes cours où des
ouvriers travaillent à quelque réparation, partent des clameurs. Les hommes
sont grimpés sur un petit mur où ils paraissent s'abriter d'un ennemi.
"N'entrez pas", me crie-t-on, "Vous vous feriez mordre". Et
j'entends revenir dans toutes les bouches le nom d'un animal que je ne
reconnais pas, en même temps qu'on m'indique un pavillon voisin, comme son
repaire. Serait-ce quelque chat-tigre désigné d'une appellation locale ? Il en
vient fréquemment visiter mes poulets. Je reviens avec un fusil. Les gens rient
tout en criant que je vais me faire mordre. J'entre dans le pavillon. Il y fait
sombre. Je scrute prudemment tous les coins : rien. Enfin, sur le plancher
vermoulu, je finis par remarquer une sorte de grouillement, une large traînée,
comme celle de fourmis en voyage. Ce sont, en effet, des insectes par myriades,
qui s'en vont sautillant. J'en suis couvert, et ces insectes sont des puces.
Nous avons affaire à une éclosion de puces. En légions incroyablement denses,
elles sortent des fentes du vieux bois. Je rentre au jour, assez penaud avec
mon fusil. Mon pantalon de kaki semble avoir pris des basanes. Jusque vers les
genoux c'est une application de puces qui ne laisse pas paraître la moindre
parcelle de l'étoffe. Au-dessus, mes vêtements sont encore largement parsemés
des meilleures sauteuses qui tranchent sur le fond clair du kaki.
Il n'y a plus qu'à me faire
porter à l'écart une jarre d'eau bouillante où je plonge mon vêtement.
Les puces ont été attaquées
avec des flots de grésyl. Le plancher a été remplacé par des briques et
celles-ci demeurent saupoudrées de chaux. Rien n'y fait.
Les chiens, les chats, la
panthère elle-même, sont chaque matin baignés ou saupoudrés d'insecticide, et
chaque soir ils sont dévorés, fous.
A. François avec une de ses panthères
Et c'est ainsi partout, rapportent
mes gens, en cette saison. Mais cette année a été particulièrement féconde en
puces.
Aussi les marchands de pièges
à puces font-ils fortune ; il y a une hausse considérable des cours sur cet
article qui atteint le prix de vingt sapèques, au lieu de douze, cours normal.
C'est un petit cylindre de bambou qu'on enduit de glu et qui est isolé par une
espèce de grille circulaire large, également en bambou. Avis aux gens
d'affaires en quête de débouchés sur le marché chinois. Les dames, les petites
maîtresses fixent ces engins, longs d'une dizaine de centimètres, dans leurs
manches, dans leurs culottes. Mais le commun se borne à retirer son vêtement
quand la garnison se montre vraiment trop agressive et il la poursuit avec les
ongles des pouces opposés par leur plat.
Pièges à puces
rapportés du Yunnan par A. François (Aujourd’hui au Musée du Quai Branly).
Sur le devant des portes on ne
voit que cela. Ce genre de chasse exige de la lumière, aussi la pratique-t-on
surtout dans la rue, et c'est un sport qui semble assez goûté car je vois mon
personnel de garde y consacrer ses loisirs, sur mes chiens. Un des tchaï-kouan
a même imaginé un petit jeu très bien. Avec son propre peigne - si j'ose ainsi
m'exprimer - il fait d'amples rafles qu'il reporte sur les singes, et je dois
avouer que les contorsions et les bonds de ces animaux impressionnables sont
infiniment drôles, ainsi que l'activité furieuse qu'ils apportent à se
débarrasser.
Nous avons aussi le loueur de
pièges à rats dont c'est aussi la bonne saison : à seize sapèques la journée et
par appareil. Avec les pluies qui inondent tous les trous, et un peu la peste
qui fermente sous terre, les rats vivent de préférence à la surface. On aurait
bien les chats, mais comme cet animal est comestible d'une part et se vend très
bien, on n'en peut conserver en liberté. Dans les maisons ils sont tenus en
laisse, ce qui restreint leur champ d'opération à la longueur de la ficelle. Et
puis ces animaux sont eux-mêmes victimes d'une épidémie qui sévit précisément à
l'époque où ils seraient le plus utiles. J'avais tenté de protéger mes
provisions en enfermant des chats dans chacun des compartiments de ma demeure.
En une semaine il en est mort dix-sept.
Quand un sujet a pu triompher
de la maladie, il devient indemne, à peu près, et il prend de la valeur.
J'avais payé quarante sous une chatte ainsi garantie. C'était pour rien, et mes
gens m'assurèrent que la bête était dressée à retourner chez son vendeur. Je la
fis attacher et nourrir comme jamais chat chinois ne le fut. Elle coupa les
cordes et s'esquiva quoi que l'on fit. Un autre vendeur vint me l'offrir, pour
le même prix.
Délicieux séjour !
Auguste François