Le restaurant Les
Ambassadeurs - Paris, 1893.
Le restaurant Les
Ambassadeurs en 1893
Par une froide journée de
janvier, quittant tard mon cabinet du Quai d'Orsay, j'arpentais dans la neige
les Champs-Elysées pour aller chercher, comme d'ordinaire, mon déjeuner aux
environs de la Madeleine.
Place
de la Concorde sous la neige
Passant devant Les Ambassadeurs,
je vis avec surprise ses salles ouvertes et un garçon de table en tenue,
paraissant attendre des clients. J'aperçus même l'un des propriétaires du
renommé restaurant, que je croyais fermé en hiver.
J'avais connu le "Papa
Ducart" - comme on le nommait familièrement - au temps de l'Exposition de
1889. Il avait établi une succursale de ses Ambassadeurs
dans l'enceinte de l'Exposition et c'est chez lui que, durant cette foire
universelle, en compagnie de quelques autres délégués des membres du jury, dont
je faisais partie[1], je
prenais une véritable pension, à des conditions grandement différentes de
celles des visiteurs internationaux.
Intrigué de voir des tables
mises dans ce pavillon vide, j'entrai et m'informai auprès du Papa Ducart qui
lisait un journal près d'un gros poêle de faïence installé de fortune au centre
de la grande salle.
- " Comment, Papa Ducart,
je vous croyais en vacances par cette saison. "
- " Nous le sommes en
réalité, par défaut de clients. Mais pour conserver un état-major de garçons et
de cuisine ou le personnel de fond, je maintiens cette salle ouverte, pour le
principe. "
- " En sorte que si je
vous demandais à déjeuner... "
- " On vous servirait
volontiers mon menu personnel. "
- " Et si je vous amenais
quelques habitués, comme en 89, des collègues du Ministère qui, comme moi, sont
obligés de passer le pont et de piétiner dans la neige pour trouver leur
pitance de l'autre côté de la Concorde ? "
- " Eh bien, ils seraient
les bienvenus. Cela tiendrait mon personnel en haleine. "
- " Oui, mais, Papa
Ducart, les prix des Ambassadeurs
seraient un peu chauds pour une pension de simples attachés ou même de
secrétaires d'ambassade. "
- " Oh, on peut arranger
cela. Voyons, que vous faut-il ? Le hors-d'œuvre, poisson côtelette avec légumes,
un fruit, la tasse de café et, avec le pourboire du garçon, vous mettrez cent
sous dans l'assiette. On vous dressera une table près du poêle pour vous et vos
amis. Qu'ils ne publient seulement pas au dehors les repas à cinq francs des Ambassadeurs.
"
Dès le lendemain, les
célibataires du Quai d'Orsay, avec à l'occasion les collègues mariés quand le
service ministériel les privaient du déjeuner conjugal, se réunissaient à la
même table.
Le Cabinet de l'Instruction
Publique, avec lequel nous sympathisions, nous rejoignit peu après. Et nous
formions comme un mess joyeux où chacun apportait sa gaieté avec toutes les
nouvelles, les potins gouvernementaux, parlementaires et mondains, servis de la
manière la plus drolatique par des esprits comme Révoil[2],
Paul Neveu, Payelle, etc. Nos ministres eux-mêmes, Develle[3],
Poincaré[4],
assistèrent souvent à ces agapes où le Protocole, également présent, ne
protocolait plus.
Nous étions là chez nous. Le
Papa Ducart nous soignait admirablement et ajoutait au menu des plats réputés
de la maison, toujours pour entretenir la main de son chef. Ou bien c'était un
plat qui avait sa faveur et qu'il faisait accommoder pour lui tout
personnellement. "Je vous recommande ce matin un petit gigot de ma façon,
et qui vient de ma ferme. Vous me direz ce que vous en pensez."
D'autres fois, il avait à
prendre notre avis sur une truite nageant dans une gelée au vin rouge, qui
n'aurait jamais figuré sur une carte de la maison, mais accommodée d'après une
recette qu'il appréciait particulièrement. Ou bien encore c'était un cognac qui
n'était pas destiné aux auditeurs du concert.
- " Un agneau de votre
élevage, Papa Ducart, vous avez donc des troupeaux ? "
- " Mais oui ",
faisait-il en clignant de l'œil. Et, s'asseyant à califourchon près de notre table,
il nous contait, non sans rire, des anecdotes sur son restaurant, des clients
célèbres, ou bien sa propre histoire.
Il était, avec un camarade
venu avec lui du Berri, copropriétaire du restaurant des Ambassadeurs où
ils avaient fait leurs débuts, l'un garçon à la cuisine, l'autre à la cave.
Tous deux étaient demeurés célibataires. Papa Ducart dirigeait spécialement le
restaurant et la partie artistique du concert. Son collègue approvisionnait la
maison des meilleurs crus et aussi de "jus de noyaux" servis au
public avec les chansons de Polin[5]
et d'Yvette Guilbert[6]
; on le voyait peu. Mais Papa Ducart était en contact avec la clientèle et
connaissait tout Paris.
" Eh oui, nous
confiait-il, quand on est débarqué à Paris, on s'était dit qu'on travaillerait
ferme et que si on arrivait à gagner deux mille francs de rente on rentrerait
en Berri ; on y achèterait une petite maison avec un champ dans son village. Eh
bien, à présent, c'est une ferme, d'où on m'envoie des gigots comme celui que
vous venez de goûter. Aujourd'hui, deux mille francs, ça ne ferait pas tout à
fait pour mes cigares ".
Et il tirait une bouffée d'un
excellent havane bagué.
Auguste François
La
place de la Concorde vue du ministère
[1] - Lors de l’Exposition universelle de 1889, A. François était responsable du pavillon de l’Annam et du Tonkin.
[2] - Diplomate, Paul Révoil (1856-1914) deviendra Gouverneur général de l’Algérie en 1901 et sera ensuite ambassadeur notamment à Berne puis à Madrid.
[3] - Jules Develle (1845-1919), homme politique important de la III° République. Né à Bar-le-Duc, il se fit remarquer à ses débuts comme avocat. Nommé sous-préfet dans l’Eure par Thiers, il deviendra député de la Meuse. Il fut plusieurs fois ministre (Agriculture, Affaires étrangères). En 1893, Auguste François, lorrain comme lui, était son secrétaire particulier.
[4] - Raymond Poincaré (1860-1934), futur Président de la République, était, comme J. Develle, originaire de Bar-le-Duc et avocat. C’est Develle qui l’orienta vers la politique en le nommant directeur de son cabinet au ministère de l’Agriculture en 1886. Député de la Meuse en 1887, Poincaré était en 1893 ministre de l’Instruction publique.
[5] - Polin (Pierre-Paul Marsalés) 1863-1927, chanteur de café-concert, spécialiste du comique troupier.
[6] - Yvette Guilbert (1865-1944). Chanteuse de café-concert, elle fit une carrière internationale. Remarquée par Marcel Proust, elle correspondit avec Freud. Toulouse-Lautrec fit d’elle des portraits célèbres.