Révolution au
Paraguay (Asunción, 1894).
Auguste
François avait été nommé consul de France au Paraguay à la fin de 1893. Il fut
rappelé à Paris en 1895 suite à une rupture des relations officielles entre la
France et le Paraguay. Durant sa mission trois présidents se succédèrent à
Asunción.
Asunción :
Circulation dans la boue rue d’Espagne
Auguste François en
tenue de chasse au Paraguay.
A. François avec
ses chiens.
Les singes et les
perroquets d’A. François à Asunción
Révolution au Paraguay
Le 22 novembre 18941,
mes signatures données, je quittais ma chancellerie et, pour éviter les
précipices ou les sables enlisants, j'allais prendre la calle del Brazil.
Cette voie qui part de la plaza de la Nacion pour aboutir à la plaza
de la Estacion, proche de ma demeure particulière, était la seule de
l'Assomption qui fut pourvue à la fois de trottoirs et d'une chaussée à peu
près pavée.
Je chevauchais du côté de
l'ombre, à l'amble rapide de mon rouan Tordillo. Devant la porte cochère d'une
habitation dont les briques, taillées en forme de piliers et de corniches et
enduites, simulaient la pierre de taille, un petit homme, bedonnant dans une
jaquette ouverte sur une grosse chaîne d'or, un peu chauve, le teint jus de
pruneau clair, avec de petits yeux noirs de lapin, prenait le frais. Posture
familière d'un maître d'hôtel désœuvré, les mains derrière le dos. C'était le Señor
don Felipo Gonzalez, Président de la République Paraguayenne.
Je m'incline sur l'encolure du
Tordillo en décochant un majestueux coup de sombrero.
- "Hé ! Adios, Señor
Consul de Francia. Como le va usted ?"
- "Muÿ bien, Señor
Presidente, muÿ bien. Que calor esta mañana !"
- "Tremenda ! - voulut bien me confier son Excellence - Pero me
hace usted la gracia de entrar uno momentino en mi casa, vamos a refrescar nos
con una copa de vino de su païs."
C'est une occasion de boire un
verre de champagne que le seigneur Gonzalez, qui en a vendu autrefois dans un bolicho
de la même rue, est heureux de saisir. Il fait chaud à l'Assomption, un 22
novembre.
Enrênant le Tordillo à la
selle, je l'abandonne devant la porte, comme tout coursier paraguayen bien mis,
et nous buvons une tisane d'exportation en célébrant, dans un castillan de
Guarani, la gloire de nos deux pays.
Puis, réenfourchant ma monture
qui n'a pas bougé d'une patte, je traverse d'un temps de galop la fournaise de
la place de la Estacion, sous le soleil du plein midi, pour mettre pied à terre
sous les ombrages de ma quinta.
Le temps de caresser mes
chiens, de subir les familiarités de mes singes et d'être fouillé dans chacune
de mes poches par mes autruches, enfin de recevoir les diverses manifestations
de tous les membres de ma ménagerie, j'allais me mettre à table, quand mon
chancelier, Valois, entre en trombe, ruisselant, essoufflé :
- "C'est la révolution,
faite par les généraux ! Le Gouvernement est en prison ; les canons sont
braqués contre le palais de la Nacion".
Valois est un grand diable de
Savoyard, taillé à coups de hache, avec une tête remarquable de poire et qui
louche agréablement, ce qui n'ajoute aucune finesse à son expression. Curieux
et potinier comme une vieille sorcière, il fait chaque matin et chaque soir,
religieusement, la tournée des cafés, des simples bolichos du port ; il
prend langue chez le peluquero italien, rencontre des collègues ; il
collectionne tous les ragots peu intéressants qui courent dans ce trou de
l'Assomption et me les sert d'un air affairé et mystérieux à la fois, et
toujours désespéré de me voir désintéressé de tous ces potins guaranis, la
plupart d'un caractère privé.
Cette fois, il tient une
révolution, des ministres prisonniers.
- "Voyons, Valois, vous
vous en faites conter d'un peu trop fortes. Il n'y a pas trois quarts d'heure
que j'ai traversé la place de la Nation. Il n'y avait là que le soleil et moi ;
et pas de canon. Je sors presque de chez Gonzalez qui m'a fait descendre de
cheval à sa porte pour vider une coupe de champagne".
Mais Valois s'étrangle : les
canons sont là ; il les a vus. Il accourt après avoir traversé la place et
m'entraîne dans la ville. En effet les habitants sont aux fenêtres et
s'interrogent en riant. Les canons sont bien en batterie contre le palais de la
Nation ; les trois généraux, en civil, causent entre eux sans agitation, tandis
que l'on commence à coller sur les murs leur proclamation : Le pays était livré
à de grandes canailles. Ils ont pris le parti héroïque de se révolter mais pour
rentrer de suite dans la loi. Ils ont remis le pouvoir au Vice-président - une
sorte de cow-boy - et, dans quelques mois, le peuple élira un nouveau chef.
"Esta ahora el reigno de la virtud."
C'est toujours tellement la
même chose, ces proclamations, et si rapide qu'il est à croire que l'imprimerie
dite nacionale en tient toujours un stock tout prêt d'avance.
J'aperçois parmi les conjurés
mon ami, le Senador Carvallo. Je vais à lui ; il rit à pleine gorge. "Ça
s'est très bien passé. C'est un coup bien fait. Tout est fini ; le gouvernement
est coffré ainsi que le pauvre Gonzalez. Ils ne se doutaient de rien. On va les
exiler, non sans leur avoir un peu fait rendre gorge et, le soir même, on les
expédie à Buenos Aires."
- "Mais enfin, comment
les avez-vous pincés ?"
- "C'est très simple. Le
général Egusquiza est entré à la caserne d'artillerie ; il a dit aux artilleurs
: nous faisons la révolution, si vous n'êtes pas avec nous, l'infanterie, de
l'autre côté du mur, va tirer sur vous. Le général Caballero est entré à côté
chez les fantassins et leur a tenu le même discours : les canons étaient
tournés vers eux. Tout le monde a été d'accord. On a sorti à bras les canons
sur la place, comme pour un exercice, et on est allé cueillir le président et
les ministres en leur disant que la force était contre eux. Et voilà, le
général Egusquiza, le seul qui n'ait pas encore eu le pouvoir, sera élu
Président de la République."
Esta ahora el reino de la
virtud, ... jusqu'à une autre occasion.
Pourquoi n'essayerait-on pas
cela place de la Concorde ?
Auguste François
1 -
Cette date indiquée par Auguste François résulte d’une confusion. C’est le 9
juin 1894 que le président Juan Gualberto GONZALEZ a été renversé par les
généraux Bernardino CABALLERO et Juan Bautista EGUSQUIZA et que le
vice-président Marcos MORINIGO fut porté à la présidence. Le 22 novembre 1894
est le jour où EGUSQUIZA devint effectivement président.