Auguste François

 

Les fêtes de l’alliance franco-russe - Paris et Toulon, 1893.

Depuis la Révolution de 1789 et l'expédition de Napoléon Ier à Moscou, les rapports franco-russes étaient difficiles. Le Congrès de Vienne de 1815 avait isolé la France. En Orient, où la Russie pour justifier ses ambitions revendiquait le protectorat sur tous les orthodoxes de l'Empire ottoman, les deux pays s'opposaient constamment. Redoutant qu'un conflit russo-turc en Roumanie ne tourne à l'écrasement de la Turquie, Napoléon III et l'Angleterre avaient organisé l'expédition de Crimée pour freiner l'expansion russe vers les Balkans, la mer Noire et Constantinople. La Russie avait dû se retirer des principautés roumaines, accepter la neutralisation de la mer Noire et l'internationalisation du Danube. Les tentatives de rapprochement avec la Russie entreprises ensuite par Morny furent contrariées par le soutien que Napoléon III accorda aux mouvements nationalistes roumains et surtout polonais. Depuis que la Pologne avait été partagée entre l’Autriche, la Russie et la Prusse, cette dernière s'étendait jusqu'en Lituanie, voisinant donc directement avec l'empire des tsars que Bismarck avait réussi à mettre dans son jeu. Lors de la défaite française de 1870, la Russie refusa sa médiation à la France. Avec le consentement de Bismarck, elle profita même de l'occasion pour dénoncer le traité de 1856 et reconstituer une flotte en mer Noire. Le régime autocratique des tsars avait ensuite vu d'un mauvais œil la république s'instaurer en France. Mais la Russie à l'économie archaïque poursuivait son expansion au sud et à l'est et avait d'énormes besoins financiers. Devant le refus de Bismarck de lui accorder le prêt qu'il sollicitait, Alexandre III (1881-1894) fit appel, à partir de 1888, aux capitaux étrangers. La France s'empressa de proposer ses services que le tsar accepta d'abord avec réticence. On s'efforça alors de prolonger cette aide financière par des accords militaires et politiques avec la Russie. En 1891, l'amiral Gervais conduisant une flotte française à Cronstadt avait été reçu à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Une alliance franco-russe prenant l'Allemagne en tenaille permettrait, espérait-on, à la France de venger l'humiliation de 1870.

C'est dans ce contexte que se situe la réception en France, que devait bientôt suivre celle du Tsar, d'une délégation d'officiers russes conduite par l'amiral Avelane que retrace ci-dessous Auguste François[1].

Quelques épithètes polémiques à relent raciste, assez contestables pour le lecteur d'aujourd'hui, reflètent l'atmosphère qui régnait en France à l'époque,

Les fêtes de l'alliance franco-russe en 1893

 

Bourquenay, directeur du Protocole depuis quelques semaines seulement, ayant jugé à propos de se déclarer indisponible, par suite d'une attaque subite de goutte plutôt diplomatique, Develle, mon patron, me fit prendre, pour la circonstance, le poste à Paris - tandis que Mollard, sous-directeur, fonctionnait à Toulon - pour préparer ici la réception de l'amiral Avelane et de ses officiers.

Nous ne savions où donner de la tête pour mettre debout un programme pouvant concilier les propositions de trop de bonnes volontés.

Au plan purement protocolaire du Gouvernement, il fallait joindre les prétentions de la Presse et de presque tous les corps constitués qui réclamaient impérieusement une participation particulière aux fêtes, avec des réceptions personnelles, comme la Municipalité de Paris, l'Académie, les Chambres de Commerce, tous les groupements artistiques, industriels, etc. Un trimestre n'eut pas suffi à épuiser des réjouissances et des manifestations d'enthousiasme souvent comiques ou saugrenues et sans souci de la plus élémentaire dignité nationale.

 

Le ministère des Affaires étrangères

 

J'avais à discuter avec des gens excessivement échauffés, persuadés de l'importance de leurs élucubrations et surtout de l'élévation de l'éloquence qu'ils s'apprêtaient à déverser à flots. C'est sur ce dernier point surtout que j'avais à supporter les récriminations les plus aigres. Si, à la rigueur, je pouvais faire admettre la suppression de visites et de promenades aux quatre coins de Paris et de la banlieue, il était impossible de faire renoncer à des discours qui devaient accompagner des remises de livres d'or, des adresses, des cadeaux de toutes sortes même les plus imprévus, allant de la bijouterie à l'épicerie, du liquide au solide, de l'ameublement à l'habillement. Toutes, absolument toutes les productions de l'art, de l'industrie et de l'agriculture y étaient représentées ; elles affluaient déjà au Quai d'Orsay de tous les points de France. Nous en étions submergés : des vins par barriques, ou centaines de caisses, de la confiserie sous toutes ses espèces, de la vaisselle, des services de table au chiffre de chacun des bateaux russes, des meubles, des bronzes, toutes les spécialités, même des plus petites maisons de province, affluaient. Il y eut le chargement d'un cargo au départ de l'escadre.

C'est naturellement la Presse qui nous apportait les plus vives difficultés. Elle prétendait tout accaparer, sous la présidence d'Arthur Meyer[2], lui-même débordé par les représentants de tous les canards de Paris et de Province.

Deux de mes plus désagréables conflits se produisirent d'une part avec le marquis de Vogüé et de l'autre avec Maizières de l'Académie française qui tous deux avaient composé des harangues empiétant fâcheusement sur le domaine diplomatique et même de la politique internationale. L'autorité du Protocole se montrant insuffisante vis à vis d'illustrations comme le marquis de Vogüé, ex-ambassadeur, qui n'admettait pas que le ministre des Affaires étrangères lui-même put solliciter la communication de son discours et encore moins de formuler la moindre critique, il fallut l'intervention du président du Conseil. Et c'est à moi, moucheron interposé entre ces enclumes et marteaux, qu'il incombait d'obtenir le retranchement d'un mot ou la substitution d'une phrase un peu moins platement laudative insérée dans des périodes dithyrambiques élaborées en séances académiques. Ceci me procurait des colloques répétés et sans affabilité.

Quand tout paraît conclu, que la Presse a accepté de ne pas figurer plus d'une ou deux fois dans chaque journée, il reste à faire agréer le programme par l'ambassadeur de Russie et, là encore, je devais me prendre aux cheveux avec le sympathique baron de Morhenheim.

Ce vieux juif, d'origine allemande, sourdement hostile à l'alliance et dont il fallait neutraliser l'influence, avait, on ne sait pourquoi, l'oreille du Tzar. Il se sentait tenu ici à l'écart des négociations et voyait de fort mauvais œil venir cette ambassade extraordinaire de l'amiral Avelane qui allait, un moment, l'éclipser. Il mettait toutes sortes de bâtons dans les roues, pour restreindre le rôle de l'Amiral, criant qu'on voulait tuer ses marins, en quoi il n'eut pas eu complètement tort, s'il se fut un instant soucié de leur santé.

Enfin, le 11 octobre[3], par un matin brumeux, j'attendais sur le quai de la gare du P.L.M. l'arrivée du train spécial qui nous amenait nos hôtes. Nous en voyons descendre deux douzaines d'officiers, la plupart barbus assez hirsutes, dans des uniformes ternes, sans grand prestige, et qui, très froids, sans la moindre effusion, se laissent conduire aux landaus dans lesquels nous les répartissons, accompagnés, dans chacune des voitures, d'un représentant de la Marine de Guerre et des Affaires étrangères.

 

 

Arrivée de la délégation russe au Quai d’Orsay

 

Hors de la gare comme sur tout le parcours jusqu'à la place de l'Opéra et au Cercle militaire, les chaussées sont bondées d'une foule qu'on sent émue et vibrante mais qui n'ose encore laisser éclater ses sentiments, soucieuse très visiblement de garder de la dignité dans ses manifestations ; tout le monde, comme par un mot d'ordre, s'impose une retenue qui me fait plaisir.

Les façades des maisons disparaissent sous les drapeaux unis de France et de Russie. Aux fenêtres, comme dans le fourmillement de la rue, les têtes qui se découvrent montrent suffisamment ces sentiments contenus. Cet accueil de bon ton se continue aussi bien dans les quartiers populaires que tout au long des rues opulentes et des Boulevards. Dans mon landau d'arrière-garde, en compagnie de mes trois Russes qui ne démusellent pas, ne laissent rien transparaître, d'aspect presque rébarbatif, je note avec grande satisfaction cette tenue de la foule, cette attitude de bonne compagnie dont la gracieuseté s'accroît à mesure qu'on pénètre dans le centre. Quel heureux contraste avec ce que nous devions expérimenter les jours suivants, les hurlements frénétiques et même les scènes d'hystérie qui ne parvenaient pas davantage à dégeler ces hommes du Nord.

Au Cercle militaire qui leur est entièrement affecté, où des appartements leur ont été confortablement aménagés, où des tables sont en permanence couvertes de mets et de boissons, nos hôtes retrouvent leurs samovars fumants tout au long des journées et des nuits, voisinant avec nos meilleurs crus de France et accompagnés, à profusion, des produits les plus truffés envoyés par les plus renommés de nos restaurants, des viandes fumées, du caviar, etc. A côté de cela s'amoncellent des montagnes de boîtes de douceurs, de bonbons, de confiseries de toutes sortes, des produits de parfumerie, jusqu'à des objets de toilette et même de lingerie qu'on ne sait plus où fourrer. Eh bien, ces officiers, ambassadeurs d'alliance, vont impassibles, nullement touchés de telles attentions ; ils demeurent bouclés, sans contact avec nos officiers de terre et de mer, nos attachés dont l'empressement finit par se figer aussi. Nous demeurons entre Français, à côté des Russes.

Le lendemain, visite de l'amiral et de ses officiers au président de la République. Même foule. Jusqu'à l'Elysée, c'est un entassement dans lequel les voitures ont peine à s'insinuer malgré la troupe qui est submergée. Les gens sont maintenant échauffés, les acclamations éclatent formidables, en tonnerre. Eux, toujours aussi placides et froids.

A l'Elysée, présentation au président Carnot. Toute la banalité ordinaire de ce genre de cérémonie.

J'accompagne mon ministre, Develle, qui a une mine renfrognée. Au retour, tandis que sa victoria se fraye lentement son chemin dans le faubourg Saint-Honoré, mon uniforme désigne à la foule le ministre des Affaires étrangères. C'est aussitôt une tempête de vivats associant le nom de Develle à celui du Tzar. Develle ne répond pas. Pas un geste. Il bougonne dans le coin de sa voiture. Je le presse de saluer, de remercier un peu des ovations qui lui sont personnelles. Je suis mal reçu ; puis, soudain il se dresse et, à ma stupéfaction, la mine irritée, il vocifère au milieu des milliers de cris "Vive l'Alliance", "Vive la Russie", "Vive Develle" : "Taisez-vous donc, imbéciles. Vous ne savez pas ce qu'elle vous coûtera, l'Alliance."

Personne heureusement n'a pu saisir un mot de la phrase. L'attitude de mon chef est même prise pour un accès d'enthousiasme ; le vacarme s'en élève d'autant et Develle, exaspéré, répète son "Taisez-vous donc" en ponctuant d'un moulinet de sa canne qui écorne une aile de la victoria. Cette fois, c'est du délire et nous rentrons assourdis par les "Vive Develle, Vive l'Alliance". Lui se bloque dans son coin, son "tube" sur les yeux, tandis que je prends le parti de saluer à sa place, de mon bicorne, avec mes plus gracieux sourires.

A partir de ce moment, je vis dans mon uniforme que j'endosse dès sept heures du matin, pour ne me déharnacher que le lendemain à l'aube. Il fait heureusement un temps à souhait. Entre les déjeuners, les banquets et les dîners somptueux, les galas dans tous les ministères, suivis de réceptions en maints autres lieux, je saute jusqu'à mon cabinet où tombent des avalanches de lettres de Russie, de France. Je reçois de tous les coins des deux pays des demandes de souvenirs des fêtes, des brimborions que les camelots vendent par charretées. On m'en demande de Sibérie, du Caucase, de Moscou comme de Paris et des villages de Bretagne. Et toujours des colis arrivent à l'adresse des Russes : services de table de Limoges, faïences de Lorraine, toutes les spécialités de gâteaux, des conserves, tous les produits gastronomiques de chaque province, jusqu'aux eaux minérales par caisses. Un vieil officier russe m'écrit personnellement ; il a fait la campagne de Crimée et voudrait découvrir un de nos officiers avec lequel il a échangé des politesses dans les tranchées de Sébastopol.

J'ai composé, pour orner le menu d'un déjeuner au ministère des Affaires étrangères, une vignette représentant une vue du palais sur les jardins ; un de nos attachés m'ayant joué le mauvais tour de communiquer aux journalistes ce menu avec indication de l'auteur, je reçus une trombe de supplications pour obtenir de ces menus. Il eut fallu un tirage spécial.

 

    

Nous nous nourrissons de foie gras, de truffes, de saumon sauce verte et aussi de caviar. Nous sommes abreuvés de champagne à toute heure de la journée comme de nuit. Nous buvons debout aux accents de la Marseillaise et de l'hymne russe. Que de discours et quelle éloquence ! Nous roulons en landau au travers de cohues hurlantes qui ne doivent même pas se coucher ; je fends encore des flots humains quand je regagne à l'aurore mon domicile de Latour-Maubourg. On veut à tout prix voir les Russes, les toucher, les embrasser. On se porte partout où ils doivent passer et même où ils ne passeront pas. C'est une fièvre de folie qui met les gens dans la rue.

Le chargé d'affaires de Bavière, comte d'Aree, me conte un jour que, rentrant d'une de ces réceptions, en uniforme militaire bavarois, avec un superbe casque à chenille qui aurait bien dû le signaler allemand, il s'était amusé à rentrer à pied, en prenant par les Boulevards ; il est immédiatement naturalisé Russe, entouré ; on lui arrache les mains, on l'embrasse, et le gros d'Aree, qui dans son accoutrement rappelait plutôt un brave capitaine de pompiers, répondait : "Hé pien foui foui. Five la Russie. Five la Russie". Il s'était beaucoup amusé. "C'est possible, mon cher d'Aree, lui retournai-je, mais la saison n'est pas favorable pour aller par les rues de Paris dans cette tenue ; c'est malsain. Si vous tenez à faire prendre l'air à votre uniforme, promenez-le au moins en voiture."

Cependant ils n'ont rien d'enthousiasmant, nos hôtes qui continuent à demeurer froids au milieu de cette ébullition. Nous-mêmes, assis dans leurs carrosses, nous ne percevons pas la moindre expression de leurs sentiments ; nous n'échangeons pas un mot. Nous promenons des bêtes curieuses.

Parmi tant de banquets, il en est cependant où l'on jeûne. A celui des dix mille couverts, organisé par la Presse dans la Galerie des Machines, je n'ai pu arracher que trois radis et un croûton à des serveurs qui ne servaient point, occupés à grimper sur des chaises pour voir les Russes exposés sur une estrade au fond de l'immense nef. Mon voisin, qui était Armand Sylvestre, un auteur gai à mine funèbre, plus heureux, put s'attribuer quelque chose ressemblant à une sardine. La vaisselle fabriquée tout exprès, marquée d'un faisceau de drapeaux français et russes entrelacés, devait être emportée en souvenir. Je pus glisser mon assiette dans les basques de mon uniforme sans crainte de taches de graisse. Je me rattrapai ensuite par quelques tasses de chocolat absorbées sur la toiture du Ministère, au pied du paratonnerre, où Madame Develle avait fait porter un en-cas à ses invités pour le feu d'artifice qui se tirait au Champ de Mars. On ne pouvait souhaiter une meilleure tribune pour voir se déployer dans son ampleur ce feu d'artifice qui fut véritablement une merveille.

 

         

 

Pour le banquet de l'Hôtel de Ville, ce fut encore plus frugal ; il me fut impossible d'y parvenir.

Le Ministre, qui accompagnait Carnot, m'avait prié d'escorter Madame Develle. J'avais jugé prudent de partir une heure d'avance. Nous avions à peine dépassé la Concorde et pénétré de quelques mètres sur le quai des Tuileries, que cette avance était épuisée. L'équipe de gardiens de la paix qui attendait là la voiture ministérielle pour lui frayer sa voie dans une mer humaine qui se refermait sur elle, se déclarait impuissante et nous conseilla de retourner et de tenter le passage par la rive gauche. Les agents eurent déjà une peine infinie à faire faire demi-tour à l'équipage et ils nous abandonnèrent après nous avoir fait franchir le pont de la Concorde. Mais, du faubourg Saint-Germain, comme de toutes les rues perpendiculaires à la Seine, s'écoulaient des torrents de piétons qui venaient buter contre les quais. Aucune voiture ne s'était risquée dans cette inondation ; la nôtre seule en émergeait comme une épave. A dix heures, nous demeurions accrochés, bloqués en face du pavillon de Flore, dans le remous des courants qui cherchaient à traverser le pont. Nos chevaux étaient incrustés dans une masse impatiente que nous irritions. Que pouvaient faire là ces gens qui, par dessus le fleuve, n'apercevaient même pas les toitures de l'Hôtel de Ville, écrasés par la poussée de tout ce qui venait à l'arrière de très loin ? Ce raz de marée humaine fut vraiment un phénomène inimaginable, déchaîné par la présence dans Paris de cette poignée de Russes si peu prestigieux.

L'alliance russe, dont ces fêtes n'étaient pourtant que les préliminaires, soulevait l'imagination populaire et déterminait, non seulement à Paris mais d'un bout à l'autre du pays, ce mouvement incroyable, et tout spontané, car le Gouvernement n'avait rien fait pour transporter l'opinion.

Il semblait que le poids qui oppressait la nation depuis 1870 était soudain retiré, qu'un avenir nouveau s'ouvrait et toutes les poitrines se dilataient, éprouvant le besoin de crier, de hurler à l'unisson, en acclamant ces alliés qui devaient nous délivrer d'une contrainte de vingt-trois ans.

Le mouvement était tel et si unanime, en ces jours de novembre[4] 1893, que chacun était comme jeté hors de chez soi ; ce qui explique que des masses s'écrasaient jusqu'aux extrémités de la rue du Bac, par exemple, sans espoir de plus s'approcher et de saisir une bribe de ce qui se passait place de l'Hôtel de Ville. Et que devait-il en être dans les quartiers de la rive droite !

Placé comme je l'étais au plein centre d'observation, l'aspect et les sentiments de ces foules étaient bien curieux à étudier. Jamais, par la suite, lors de la visite du Tzar lui-même, ni pour la célébration de l'armistice en 1918 et pour les défilés de la victoire, on ne revit pareilles affluences ni pareils transports unanimes. Tout, alors, était espoir sans prévision de deuils et de désillusions.

Les rangs pressés contre les roues nous lancent des quolibets et aussi quelques injures. Un moment, certains mauvais plaisants saisissent les ressorts et impriment à la voiture un roulis inquiétant. Madame Develle poussait des cris, ordonnant au cocher de rentrer. Les chevaux très sages heureusement ne bougeaient pas. Il faisait une nuit noire et ce ne fut qu'après assez longtemps qu'on reconnut la livrée ministérielle. "C'est un ministre", dit quelqu'un, et la voiture reprit son équilibre. Des femmes plongèrent la tête dans l'intérieur du coupé où Madame Develle en grande toilette, demi-morte, se tenait crispée. "Mais non, dit l'une, c'est pas un minisse, c'est une dame." D'autres, à leur tour, passèrent la tête et déclarèrent : "Ah, oui, c'est une dame ; elle est pas belle." Il était prudent de ne pas laisser continuer sur ce ton. Je parvins à ouvrir ma portière et à me glisser sur le quai. Mon uniforme ramène le respect. Je dis au cocher de se mettre à la tête des chevaux et de veiller à ce qu'ils ne puissent blesser personne, que nous passerions, comme tout le monde, la nuit sur place, et j'entamai avec quelques bonnes gens une conversation qui devint tout de suite amicale. Ce ne fut que tard après minuit que nous regagnâmes le Quai d'Orsay.

De toute la série des fêtes, ce fut, je crois, la plus forte ruée de foules qui, de tous les points de Paris, convergèrent vers l'Hôtel de Ville ; cependant tout se passa sans catastrophe, sans désordres, sauf quelques inévitables étouffements, malgré que la police n'existât plus. Les esprits étant pénétrés du même sentiment, remplis du même enthousiasme, maintenaient la plus belle fraternité. Il est douteux que de pareils mouvements populaires se reproduisent dans un tel calme.

 

Mac-Mahon[5] vient à mourir au beau milieu des fêtes. Fâcheux contretemps ! Le Comité de la Presse, qui a fini par imposer ses prétentions de direction, fait pression sur le Gouvernement pour faire renvoyer les funérailles qui devaient être nationales. Mais c'était compter sans le sympathique Morhenheim qui voit là l'occasion de rembarquer son amiral. On a beau l'assurer que la France saura taire sa douleur jusqu'après l'achèvement du programme en cours et le départ de ses hôtes, il déclare que la Russie prend le deuil et il exige que ses marins cessent de figurer dans les réjouissances. Il parle même de les renvoyer de suite à leurs bateaux. Fureur des journalistes. Intervention gouvernementale. Je fais la navette entre l'Ambassade de Russie et le Comité de la Presse qui siège en permanence. Pour satisfaire Morhenheim, on enterrera Mac-Mahon et, après un deuil de vingt-quatre heures, on rallumera les lampions. Les marins russes marcheront derrière le cercueil du maréchal. Morhenheim est pris à son propre piège ; on lui concède que ce sera autant de retranché du programme, mais on continuera. La Presse elle-même est apaisée en faisant porter les retranchements sur quelques numéros attribués à des chambres de commerce et autres corporations et elle s'attribue en outre une figuration dans les funérailles qu'on organise en vitesse.

Ce pacte conclu, avec Arthur Meyer, je cours une dernière fois à l'Ambassade où je carillonne vers une heure du matin. J'y saisis Morhenheim dans son lit et je lui fais signer, tout grinchant, ce nouveau traité.

En hâte, Mac-Mahon est porté à la Madeleine ; le Protocole improvise les pompes de circonstance. Et les manifestations - j'allais dire les fêtes - reprennent.

A la Madeleine, un incident qui n'a figuré dans aucun compte rendu. La cérémonie religieuse terminée, les employés des pompes funèbres chargés d'enlever les couronnes laissent de côté celle de Guillaume II[6], qu'ils refusent énergiquement d'emporter. Le comte de Munster, avec tout son personnel, ses attachés militaires casqués de l'aigle impérial, montent la garde auprès de l'immense gerbe de fleurs de leur empereur, tandis que le char s'éloigne déjà. Impossible de décider les croque-morts. Pourtant il faut à tout prix éviter une affaire qui prendrait mauvaise tournure ; les Allemands sont plantés là, raides et rébarbatifs. Nous prenons quatre fantassins à qui nous faisons déposer leurs fusils dans l'église et la couronne, sur une civière spéciale, s'en va portée par des troupiers que suivent Munster et ses cuirassiers blancs au pas de parade.

Le commandant de vaisseau Maréchal, représentant la Marine, et moi, nous accompagnons le groupe des officiers russes. Jusqu'ici, on ne les a aperçus que dans leurs landaus, au grand trot, entourés de cavalerie. A les voir à pied, traversant la place de la Concorde bondée de monde, la foule ne se tient plus ; les barrages craquent, les échelles des photographes dégringolent. Le commandant Maréchal se jette d'un côté, moi de l'autre et, montrant le corbillard dont personne ne se soucie, nous crions : "Attendez ; nous sommes en deuil. Au retour". Grâce à ce subterfuge, nous passons ; mais que sera-ce au retour !

Dans la chapelle des Invalides, le vieux Canrobert, dernier maréchal survivant, assis dans un fauteuil, en grande tenue de maréchal du Second Empire, enveloppé dans des couvertures et coiffé d'une calotte noire par dessus ses longs cheveux bouclés, assiste au service de son frère d'armes comme à une répétition pour le sien propre. La cérémonie terminée, nous lui conduisons le peloton de nos Russes qui défilent devant lui et le saluent, mais il ne manifeste rien.

Après le défilé des troupes qui fut splendidement empoignant, les soldats participant à l'enthousiasme national, restait à réintégrer sans dommage nos hôtes au Cercle militaire ; c'est-à-dire sans en perdre en route, car nous allions être pris d'assaut.

Nous tenons conseil, le commandant Maréchal et moi, sur la stratégie à suivre pour opérer cette retraite. Mon plan est adopté : le commandant prendra la tête du cortège dans le premier landau, moi, dans le dernier ; un intervalle aussi court que le permettra l'allure entre chaque voiture et en avant, à fond de train. Nous réussissons à tromper la foule en ne repassant pas la Seine tout d'abord et en allant par les rues de la rive gauche prendre le pont du Louvre où l'on ne nous attend pas. La traversée de la place Vendôme se fait encore bien grâce à notre allure de charge. Mais, rue de la Paix, c'est le désastre. Là, une foule stationne jour et nuit loin des abords du Cercle militaire. Chaque arrêt d'une voiture immobilise le reste de la colonne et comme je suis dans la huitième, nous sommes submergés. Des gens montent sur les marchepieds, sur les roues, arrachent les mains des Russes avec des cris frénétiques. On veut les toucher, les embrasser. Moi-même, malgré mon uniforme différent, je deviens également Russe ; j'ai les bras tirés, je suis embrassé par des hommes, des femmes, des mannequins des couturiers d'en face et jusque par deux artilleurs de la territoriale.

Les obsèques de Mac-Mahon comprenant vingt-quatre heures de deuil, nos Russes inoccupés ont liberté de manœuvre dont ils pensent profiter pour circuler isolément dans Paris, en civil. Mais on redoute, et avec raison, de les voir disparaître sans retour, envolés s'ils sont reconnus et on ne les lâche dans la rue qu'accompagnés par des officiers français de l'Armée et de la Marine, aussi en civil. Moi-même, je prends en charge quatre d'entre eux, dont un neveu de Tolstoï, et je me double d'un aimable capitaine de dragons.

Je conduis mon groupe dîner chez Larue où j'ai retenu une table ; je retiens en outre une baignoire aux Variétés, malheureusement en usant du téléphone du ministère. Par prudence je réclamais une baignoire grillagée.

Chez Larue, nos invités demandent du caviar et une eau de vie russe qui figure maintenant sur la carte de tout restaurant qui se respecte. Tolstoï m'enseigne comment on ingurgite un plein verre de ce vitriol d'un seul coup sec, en le lançant jusqu'au fond du gosier par une bouche ouverte comme un four. Ces exercices attirent l'attention de nos voisins de table qui ne tardent pas à nous repérer. La nouvelle se propage dans toute la salle, formée de tablées des plus élégantes, puis monte à l'entresol et envahit l'escalier. Tous les yeux sont sur nous ; les patrons, les garçons nous entourent ; des verres se lèvent, tendus vers nous, accompagnés de gracieux saluts féminins, des "Vive la Russie" en sourdine. Cela ne laisse pas d'être gênant ; nous pressons le départ pour le théâtre.

Aux Variétés, lorsque je réclame au bureau la loge retenue du ministère, les trois messieurs en habit se confondent en salutations ; ils ont l'ordre de prévenir le directeur qui arrive essoufflé. "Ces messieurs sont bien russes, n'est-ce pas ?" - "Ah, pardon ! Nous réclamons les places retenues ; en voici le prix. Je vous serai obligé de me remettre le coupon." Impossible de garder l'incognito. Je n'obtiens que cette transaction qu'on nous maintiendra dans la baignoire obscure au lieu du centre du balcon déjà réservé à notre intention.

A peine dans notre box, les acteurs, dont Jeanne Granier qui est en scène, fixent notre grillage ; les ouvreuses, les pompiers sont tournés vers nous ; toute la salle suit le mouvement et l'acte est interrompu. L'orchestre attaque l'hymne russe et nous voilà obligés de lever le grillage, sous un tonnerre de vivats. Mes Russes sont encore plus en bois que dans leurs uniformes et c'est à moi qu'il appartient de me pencher hors de la loge, de saluer, d'agiter les bras dans toutes les directions, du poulailler au parterre, comme un ténor bissé ; et je demande la Marseillaise. Nouveau délire. Je passe évidemment pour Russe. On recommence l'acte, mais la scène est dans notre loge. Nous sommes le clou de la soirée.

A l'entracte, une délégation des artistes vient nous inviter à visiter le foyer. Jeanne Granier veut sans doute nous embrasser ; l'affaire devient chaude. Cependant cette perspective enivrante nous est enlevée par une autre délégation qui, celle-ci vient de l'autre extrémité du Boulevard, du théâtre de l'Ambigu. Là, on avait préparé une réception aux officiers russes ; des invitations avaient été lancées au Cercle militaire et on espérait la venue de quelques uns. La direction de l'Ambigu ayant appris, je ne sais comment, la présence de notre groupe aux Variétés, nous faisait supplier de nous diviser pour lui envoyer quelques représentants. En avant pour l'Ambigu ; épuisons toutes les joies.

Ici nous sommes exposés au beau milieu de la salle ; dès notre entrée la représentation s'arrête, la troupe entière massée sur la scène ; spectateurs debout ; hurlements ; hymne russe, Marseillaise ; et je recommence mes salutations au public, avec des plongeons, les mains sur mon cœur. Mes Russes ne bronchent toujours pas.

Enfin nous les ramenons au complet. La fête pourra reprendre son cours demain. Mais je commence à en avoir assez de ce rôle d'une sorte de gardien du sérail. Si encore il s'agissait d'odalisques.

 

Enfin arrive la dernière soirée : le grand gala de l'Opéra. Une salle archicomble naturellement, composée de toutes les illustrations et de presque tous les mondes, le "demi" y étant représenté par les plus belles étoiles des théâtres, aussi bien que le faubourg Saint-Germain le plus "blanc" et trié aussi soigneusement que pour des invitations au Trianon, d'après le nombre des quartiers. Oubli magnifique des barricades politiques, du côté invitant comme du côté des invités. Tout le pays, en vérité, se coudoyait sous les couleurs franco-russes. Quel coup d'œil, quelles toilettes et des torrents de diamants ; peu d'habits et encore constellés de décorations ; tous les corps officiels civils en uniforme. Le Protocole s'était distingué par de savants groupements, des bouquets de beautés en renom et bien mises en valeur.

Le demi cercle des Russes, au centre du parterre, faisait seul une tache vert sombre, sans autres dorures que des galons de manches. Nos officiers de marine qui les encadraient, dans leur splendide habit de cérémonie d'alors, formaient un contraste un peu reluisant.

L'entrée du président Carnot nous procura une scène amusante. Comme le Protocole l'attendait au pied du grand escalier, le Comité de la Presse avait déjà pris possession de lui à sa descente de voiture et nous vîmes Carnot avec sa mine triste, sa démarche d'automate, s'avancer entouré des journalistes et précédé de deux de leurs membres éminents, dont Arthur Meyer, portant chacun un candélabre à cinq branches, bougies allumées. C'était le juif Meyer qui avait ressuscité ce cérémonial monarchique. A côté de moi, Lockroy[7], ex-gendre de Victor Hugo, s'écria : "Oh ! le beau spectacle ; ça ne s'était pas vu depuis Jésus-Christ". Le pauvre Carnot, en effet, avec son teint bistre, ses gestes en bois et son air résigné, entre le juif Meyer et un autre larron de Presse armés de leurs chandeliers à cinq branches - pourquoi pas à sept -, gravissait l'escalier fameux, comme un calvaire.

La représentation elle-même fut magnifique : un acte de Faust ; la scène de la terrasse de Salammbô ; l'acte de la roue de Samson ; deux ballets, Sylvia et la Korrigane, interprétés par l'élite de l'Opéra. A la chute du rideau : l'hymne russe chanté par la masse des choristes soutenant les premiers rôles alignés devant la rampe, puis la Marseillaise entonnée d'une manière frémissante par les voix de la Krauss, de Rose Caron, de Gaillard et de tous les premiers sujets, eux-mêmes emballés. Encore des acclamations, des applaudissements partant aussi bien de la scène que de la salle. Je vois la Krauss surtout agitant ses bras de colosse dans un transport effréné. Cela aussi ne s'était certainement pas vu depuis Jésus-Christ.

Je crois bien que nos hôtes s'étaient endormis durant la représentation. Les derniers vivats les soulèvent ; c'est le signal du départ. On entend un rugissement rauque, arraché d'un gosier barbare "Vive la Frrrrrance !" qui éclate comme une décharge de mousqueterie. C'est l'amiral Avelane qui met le point final aux manifestations des douze derniers jours. Et c'est tout. Je pousse un ouf de soulagement : on va pouvoir dormir ; il n'y a plus de Protocole.

Nos Russes ont leurs voitures sur la place, leur train est sous pression à la gare du P.L.M. ; chacun se précipite de son côté, sans plus de cérémonie et l'on se quitte comme si l'on ne s'était jamais vu.

 

Le lendemain de cette mémorable soirée, je récupérais un long arriéré de sommeil, bien résolu à pousser cette récupération loin dans la journée et à laisser chômer les affaires de l'Etat, lorsque vers la onzième heure, réveillé en sursaut, je vois avec effarement l'huissier de mon cabinet qui me secouait sur mon lit. Le président de la République me réquisitionnait pour l'accompagner à Toulon où il allait passer en revue l'escadre russe. Or, le train présidentiel partait deux heures plus tard ; le temps d'empaqueter mon uniforme et de sauter dans un des wagons présidentiels où je prenais place, avec mon patron Develle et le ministre de la Marine comme camarades de lit.

L'amiral Rieunier était sans doute un fort bon marin, mais comme causeur en voyage, quel merveilleux raseur ! Develle, qui le connaissait sous ce jour, me joua la sinistre farce de le lancer sur moi, sous le prétexte que, connaissant le Tonkin, j'entendrais avec plaisir l'histoire "véridique" et les causes de la conquête de la Cochinchine à laquelle l'amiral avait assisté dans sa jeunesse.

C'était, paraît-il, une scie en honneur parmi les membres du Cabinet. On lui faisait raconter cette campagne, on pressait un bouton et le brave amiral montait sur son bateau - c'est-à-dire qu'il en montait un fameux à ses auditeurs, sans jamais se lasser - et faisait ainsi naviguer pendant six heures, sans la moindre escale.

M'ayant ainsi livré à son collègue, Develle s'esquiva lâchement pour s'aller coucher, assuré dès lors de disposer seul de notre dortoir pour toute la nuit.

Ce ne fut qu'à Marseille que je pus me tirer du grappin de l'Amiral qui, chaque fois que je pensais avoir enfin conquis l'Indo-Chine, repartait : "Ah, j'oubliais ; il faut que je vous dise ..."

 

A Toulon, pagaille indescriptible. La population y avait pour le moins quintuplé. Circulation impossible ; on couchait dans les cafés et chez l'habitant. La Municipalité avait réquisitionné le plus grand hôtel, à la disposition de ses invités officiels, avec table ouverte de nuit comme de jour. Il avait été pris, envahi par la nuée des journalistes, naturellement. Pas un lit de libre ; les couloirs, les paliers transformés en dortoirs. Je me réfugiai à la Sous-préfecture où le malheureux sous-préfet et sa femme avaient dû céder jusqu'à leur propre chambre au président du Conseil et passaient la nuit dans des fauteuils. Du toit à la cave, tout était plein comme un œuf. Je trouvai à m'allonger dans une soupente. J'avais bien songé au train présidentiel, mais la gare était embouteillée et nos wagons se trouvaient remisés à une station au-delà de Toulon ; ce qui me joua un fâcheux tour lorsque le moment venu de remettre les décorations décernées pour la circonstance, les diplômes et écrins dont j'avais charge ne se retrouvèrent pas, étant demeurés dans mon compartiment.

Le programme comprenait la revue de la flotte russe et le lancement d'un nouveau cuirassé, le Jauréguibérry. Embarquement à l'escalier de l'Arsenal sur une flottille de chaloupes, par une mer assez agitée qui nous couvrait d'embruns funestes pour nos dorures. J'avais pris place dans une baleinière avec notre ambassadeur à Pétersbourg, de Montebello, et nous nous faisions doucher au son de la Marseillaise alternant avec l'hymne russe et sous le feu des canons, obligés pour contourner les navires de prendre debout ou de flanc une houle qui embarquait par tous les bords.

Quelle collection de sabots, de rafiots, nous présentaient nos alliés ! Pas deux unités semblables ; de vieilles coques presque préhistoriques. Si c'était là les forces d'appui, il y avait de quoi déchanter. C'est un sentiment que renforça en nous l'amiral de Boissoudy, commandant en chef de notre escadre, lorsque après le lancement - très réussi - du Jauréguibérry, il nous ramena sur son impressionnant Redoutable pour y prendre le thé. Par les fenêtres de son salon, entre les culasses de deux pièces énormes, supérieurement ripolinées en blanc, on embrassait la piteuse petite escadre de l'amiral Avelane et je commençais à m'expliquer l'accès de fureur de Develle à sa sortie de l'Elysée.

 

 

Manœuvres navales devant Toulon

 

 

Lancement du « Jauréguiberry » à Toulon

 

Il en fut à Toulon comme à Paris. C'est au pas de course que les deux parties se tournèrent le dos, sitôt tiré le dernier coup de canon, sans salamalecs d'adieux ni d'au revoir.

L'amiral de Boissoudy avait hâte de conduire, dès le soir même, ses équipages à la mer pour les reprendre en main, après plusieurs semaines de soûleries patriotiques et de fraternisation avec leurs camarades russes qui, dans le genre, étaient d'un exemple bien malsain pour les nôtres.

De leur côté, les navires russes levaient l'ancre, laissant à terre de nombreux manquants. On en ramassa tout au long de la côte, cuvant des cuites homériques et nous eûmes à les renvoyer en Russie par le chemin de fer, en même temps que les wagons de cadeaux qui continuaient encore de s'accumuler.

 

Pour le retour à Paris, notre troupe autour du président s'était allégée des éléments marins et des parlementaires ; nous voyagions confortablement, au large, en petit comité, très intimement. Nous ne formions qu'une table composée du président, de Dupuy, président du Conseil, Develle, ministre des Affaires étrangères, de Montebello, ambassadeur, le général Dubois et moi.

Aux faubourgs de Lyon, notre train fut détourné pour éviter la traversée de la ville ; nous étions à déjeuner et l'on stoppa quelques instants en pleine voie, près d'une petite agglomération. En un instant, tout ce qu'il y avait là de gens accourut sur les rails et nous tendait les mains en montant sur les marchepieds. Je fis l'observation qu'un attentat serait, dans ces conditions, bien facilement commis. Carnot me répondit textuellement : "Mais mon ami, pourquoi m'assassinerait-on ? Je ne suis rien, moi. Si on devait supprimer quelqu'un, tenez, ce serait Dupuy", en se tournant vers le président du Conseil. - Moins d'un an plus tard, dans la cathédrale de l'Assomption, au Paraguay[8], je faisais célébrer un service à la mémoire du président Carnot, assassiné dans ce même Lyon que la Sûreté générale nous faisait éviter en ce moment.

Pauvre président Carnot. J'avais eu l'occasion en 1889, au cours de l'Exposition, de le promener dans ma section de l'Indo-Chine et je l'avais amusé, autant qu'il pouvait l'être, par quelques anecdotes tonkinoises. Il se souvenait de moi en 1893 et, durant ces fêtes russes, il me manifesta une faveur particulière qui me toucha. C'était un homme infiniment bon et extrême­ment propre, remplissant avec dignité des fonctions dans lesquelles il se ruinait d'ailleurs et qui lui avaient été imposées. Il savait n'être qu'un soliveau ; il en souffrait mais il n'avait aucune velléité de sortir de ce rôle constitutionnel, se bornant à représenter honorable­ment l'Etat.

J'eus l'occasion cependant de le voir regimber et refuser sa signature au bas de décrets que lui présentaient ses ministres quand il s'agissait de nominations ou de décorations de gens tarés.

Je le vis une fois, les larmes aux yeux, écrire de sa main et signer une lettre adressée au Tzar, le "Cher et grand Ami", à la suite de manigances de son ambassadeur, le juif Morhenheim, qui prétendant avoir été traité sans égards et même insulté, exigeait des sortes d'excuses. Alexandre III avait alors déclaré qu'il ne recevrait plus de Montebello avant que cette réparation vraiment humiliante n'eut été accomplie. La lune de miel de l'Alliance n'allait pas sans querelles de ménage qui jetaient une douche froide, après l'emballement des fêtes russes. Il fallut, dans cette circonstance, l'intervention de la princesse Waldemar de Danemark, fille du duc de Chartres, pour instruire le Tzar des menées de Morhenheim contre l'Alliance et amener le remplacement de ce juif boche à l'ambassade de Paris.

Auguste François

 

Décoration russe de St Stanislas décernée à A. François

 


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Dernière mise à jour : 17 février 2010



[1] - Auguste FRANÇOIS (1857-1935). Lorrain né à Lunéville, l'ancien consul général de France au Yunnan dont les souvenirs et photographies d'Extrême-Orient ont été publiés (Le mandarin blanc et L'Œil du consul), était en 1893 au cabinet de Jules Develle le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Dupuy.

[2]  - Arthur MEYER (1844-1924) : fondateur du journal le Gaulois de tendance monarchiste. Il avait soutenu Boulanger et fut anti-dreyfusard.

[3]  - La flotte russe séjourna à Toulon du 13 au 29 octobre 1893 ; l'amiral Avelane fut à Paris du 17 au 25 octobre.

[4]  - Voir note 3.

[5]  - MAC-MAHON (Patrice de) : Il s'était distingué à Malakoff pendant la guerre de Crimée contre la Russie. Fait maréchal de France par Napoléon III, il avait succédé à Thiers comme président de la III° République de 1873 à 1879 ; de tendance monarchiste.

[6]   - Tandis que l'escadre russe séjournait en France, l'empereur d'Allemagne cavalcadait avec le prince de Naples, héritier de la couronne d'Italie, à des parades militaires organisées en Lorraine occupée.

[7]  - LOCKROY (Edouard SIMON, 1840-1913) : Journaliste il s'opposa au régime impérial de Napoléon III. Député radical sous la III° République, il fut plusieurs fois ministre (Commerce, 1886 ; Instruction publique, 1888 ; Marine, 1895-1896 et 1898-1899).

[8]  - En 1894, A. François était consul de France à Asunción, capitale du Paraguay.